lundi 22 février 2010

L'installation cinéma. Entretien

L’installation cinéma : une expérience du regard
Entretien Alain Bergala, Thierry Lancien
In Leblanc G., (dir) Le spectateur introuvable
Médiamorphoses, n°18, octobre 2006



Thierry Lancien
Les expositions et les installations consacrées au cinéma invitent à se demander comment ces dispositifs proposent au spectateur de nouvelles modalités de réception ou encore de nouvelles « postures spectatorielles » pour reprendre la formule de Gérard Leblanc.
Alain Bergala, vous vous êtes beaucoup intéressé à un type de réception particulière, celle qui s’opère dans une relation didactique au cinéma et cela n’est pas indifférent par rapport à la question de l’exposition. Vous êtes aujourd’hui commissaire d’une exposition intitulée « Erice, Kiarostami, Correspondances » d’abord présentée à Barcelone (1) puis à Madrid et qui le sera bientôt à Beaubourg. Autour du cinéaste espagnol et du cinéaste iranien, vous invitez le public à partager une certaine expérience du regard qui est celle de ces deux cinéastes mais aussi la nôtre fâce à leurs travaux.
Avant d’évoquer et d’analyser cette expérience du côté de la réalisation et de la réception, il paraît utile de la relier à un mouvement technologique qui l’a précédée et qui permet sans doute de mieux comprendre le succès actuel de ce type de manifestations.
Je veux parler de ce premier mouvement qui a vu le film se transporter de la salle de cinéma et de ses conditions très particulières de réception à d’autres espaces comme l’espace domestique. C’était dans les années 80, grâce au magnétoscope et à la cassette VHS.
Si les conditions spatiales et temporelles de réception changeaient, le spectateur n’avait pourtant encore qu’un pouvoir limité d’intervention sur le film. Plus tard cela allait changer avec le Dvd.

Alain Bergala
Le dvd a beaucoup modifié le rapport du spectateur au film. La linéarité a été pulvérisée. La cassette vhs, c’était certes l’appropriation chez soi mais elle gardait la contrainte linéaire. Donc même si l’on changeait d’espace, on restait dans la logique de la réception en salle.
Le Dvd induit aussi un fort changement sur le plan culturel. Le rapport à la culture cinématographique n’est plus du tout le même que celui qui se construisait avec le film en salle. C’est un autre rapport au corps du film, un rapport plus segmentaire et l’idée de la cinéphilie qui était que le film devait se voir dans des conditions de linéarité et d’intégralité a vraiment changé.
Je m’intéresse aux effets du Dvd sur des communautés de spectateurs et au niveau des microcultures. A la Femis qui est une petite communauté, le dvd permet des circulations très rapides d’auteurs, de films hors actualité, ce qui crée de nouvelles communautés de spectateurs. Une promotion peut tout à coup redécouvrir Carax, voir ses films, en parler, s’en inspirer. L’idée que la salle était le lieu du collectif et que la domestication du visionnage détruirait l’aspect communautaire est trompeuse. Se créent d’autres communautés, d’autres modes de circulation et d’approches des films autour de l’extrait, du petit morceau que l’on goûte ensemble et le poids de voir le film dans l’ordre et en entier disparaît. Grâce au Dvd, voir un film est de plus en plus proche de la liberté que laisse le livre à son lecteur.

Thierry Lancien
Si l’on peut donc faire l’hypothèse qu’une nouvelle cinéphilie se mettrait en place grâce au Dvd et au numérique, peut-on penser aussi que le Dvd permet une nouvelle approche du cinéma, une réception plus centrée sur la dimension figurative du film, sur ses aspects plastiques, esthétiques ce qui nous permettrait d’ailleurs d’établir un lien avec l’exposition qui pratique elle aussi un déplacement vers le figuratif.
Un autre lien étant évidemment celui que l’on peut trouver avec les réalisateurs eux mêmes, puisque chez Godard par exemple un film comme « Sauve qui peut la vie » semble intégrer l’effet magnétoscope à travers des arrêts sur images et des mouvements décomposées qui eux aussi esthétisent ce que l’on regarde.

Alain Bergala
Ce qui a changé c’est le rapport au corps du film. Le rapport est plus fragmentaire mais il est en quelque sorte démultipié. L’attaque du corps du film est devenue beaucoup plus labile : on peut ralentir, accélérer, arrêter, arrêter l’image, s’approprier d’un geste un photogramme sur son ordinateur, aller directement à telle scène, au milieu du film. La lecture rapide du Dvd permet par exemple de voir un film de quatre vingt dix minutes en dix minutes. D’une seul coup. Le film n’est pas dissous et le Dvd rend possible l’accélération, en gardant des images normales. Et on tient le film entièrement sous le regard, avec ses proportions, comme on regarde une sculpture, on voit immédiatement la structure.
Quant à Godard, je me souviens que dans les années 60, il disait qu’il n’allait pas voir des films en entier mais trois bouts de films dans la même soirée. Les films finissant d’après lui en morceaux, il vallait mieux faire les morceaux tout de suite pour qu’ils tiennent plu tard. C’est ce qui caractérise ses films de ces années là. On peut entrer dans n’importe quel morceau qui a son intérêt propre et c’est ce qui distingue bien sûr Godard de cinéastes plus classiques comme Truffaut ou Chabrol.
Godard a été imédiatement dans le tabulaire. On peut même dire que pour lui le cinéma est doublement tabulaire. Tabulaire à l’intérieur même de l’image et du plan (il met Anna Karina et derrière elle une carte postale et le rapport proposé au spectateur est un rapport de connexion) et tabulaire au sein même du film puisque Godard refuse la linéarité.
Godard était donc esthétiquement en avance sur la technologie et il a été ensuite l’un des premiers à comprendre que le digital allait dans le sens de ce que lui même voulait faire. C’est pourquoi il s’en est emparé tout de suite.


Thierry Lancien
La question de l’extrait, du fragment est tout à fait intéressante. On accède de plus en plus aux connaissances à travers des extraits et le numérique amplifie ce mouvement. Il suffit de songer à Internet. Pourtant nous avons un jugement académique sévère sur l’extrait qui irait à l’encontre de l’œuvre considérée comme noble seulement dans son intégralité.
A travers le chapitrage, le Dvd peut encourager une pratique de l’extrait et d’ailleurs des modes de visionnement qui seraient en contradiction avec par exemple le cinéma classique hollywoodien. Cela reviendrait à extraire le film de sa temporalité propre pour l’inscrire dans d’autres temporalités contextuelles, personnelles, collectives.

Alain Bergala
La question du fragment m’intéresse énormément sur le plan pédagogique et j’ai écrit un texte à ce sujet (2). Dans ma collection de Dvd (3) j’ai voulu que le chapitrage qui correspond à un découpage par séquences soit autonome. C’est à dire qu’à la fin d’un chapitre, le visionnment s’arrête ; à l’inverse des Dvd du commerce où le film continue.
En ce qui concerne le rapport entre le chapitrage et le visionnement de films narratifs calassiques, je pense qu’on en tient compte dans les « blockbusters ». Les cinéastes savent que leur films seront regardés par extraits, les scénaristes en prennent conscience et programment même cela pour que les films soient consommables aussi bien dans leur leur linéarité que par extraits.

Thierry Lancien
On pourrait donc penser qu’il y aurait aujourd’hui et selon l’expression de Raymond Bellour (4) une sorte de « néo-spectateur » qui est tout autant celui marqué par les usages des dispositifs technologiques que celui que sollicitent des cinéastes comme Godard, Marker, Varda, Kiarostami qui déplacent, à travers leur œuvre même, les postures de réception.
A cet égard il est évidemment intéressant de constater que trois d’entre eux sont aujourd’hui au centre d’expositions ou d’installations (Godard à Beaubourg, Agnès Varda à la Fondation Cartier et Kiarostami à Madrid).
A la suite de Dominique Paini (5) on peut analyser l’exposition comme le passage du temps à l’espace, puisqu’elle rompt avec la logique de succession du montage cinématographique dominant pour nous introduire dans d’autres logiques dont la simultanéité qui va permettre plus facilement des comparaisons, des rapprochements.
L’exposition comme l’installation permettent sans doute aussi de mettre l’accent sur la figuration, la dimension plastique que nous évoquions à propos des technologies.

Alain Bergala
Dominique Paini est doublement un précurseur. Il a théorisé le devenir muséal du cinéma à une époque où rien n’existait. C’est en effet lui qui a élaboré l’idée qui s’est avérée juste que le cinéma allait au musée et qu’il y avait quelque chose d’irréversible dans ce devenir muséal du cinéma et des cinéastes. Il a d’autre part inventé une façon de montrer le cinéma que personne n’avait expérimenté avant lui et ce, à travers ses expositions sur Hitchcok et Cocteau.

En ce qui concerne le passage du temps à l’espace, le cas de l’exposition « Correpondances » est très intéressant. Quand vous allez voir une exposition classique comme celle sur Amodovar, vous êtes dans une certaine linéarité. Avec Kiarostami et Erice nous avons cassé cette linéarité grâce à une disposition circulaire qui permet d’entrer en tout lieu, à tout moment. L’exposition devient ainsi tabulaire et permet d’établir des correspondances à distance. Quand on est dans la moitié Kiarostami, on a des correspondances virtuelles grâce au souvenir de ce que l’on a vu dans la moitié Erice, et vice versa.

Du côté des cinéastes, les deux artistes n’étaient pas préparés de la même façon au dispositif de l’exposition.
Il y avait même un très grand écart entre Kiarostami et Erice. Kiarostami avait produit des choses déjà destinées à être exposées. Par exemple, Les « Sleepers », couple qui dort et dont l’image est projetée sur un écran au sol et autour duquel l’on peut tourner.
Erice lui n’avait jamais produit d’œuvre pour le musée et quand il a fait « La mort rouge » (moyen métrage où il raconte sa première expérience de spectateur) il a même résisté à l’installation et a exigé qu’on ne puisse pas rentrer pendant la projection. Il était donc resté dans une logique plus linéaire et pourtant, pour Beaubourg, il souhaite maintenant faire des pièces où il modifierait son propre rapport à la temporalité.

Thierry Lancien
L’expostion ou l’installation, je ne sais pas comment vous souhaitez qu’on la nomme mais cela ne me semble pas indifférent, propose des expériences spectatorielles très intéressantes. Je pense notamment au travail d’Erice autour des tableaux d’Antonio Lopez qui fait écho à son film « Le songe de la lumière ». A « Ten minutes older » aussi, qui nous montre dix minutes du sommeil d’un enfant et pour lequel Kiarostami a fait une installation et Erice un film.

Alain Bergala
Oui il s’agit vraiment de nouvelles expériences pour le spectateur. Pour les « Sleepers » évoqués précédemment, les personnes plutôt cinéphiles arrivaient devant l’installation et la regardaient comme un écran puis elles découvraient qu’on pouvait tourner autour, choisir son point de vue. On a donc ici un nouveau rapport à la durée car il n’y a pas de coupe mais en même temps on peut entrer et sortir quand on veut.
Pour l’installation de « Ten minutes older » de Kiarostami que vous évoquiez, il se passe quelque chose de formidable. Le petit garçon dort et optiquement le spectateur voit une image plate. Il compense donc cela en imaginant le relief mais à la fin l’enfant se réveille, pleurt et s’assoie. On réalise alors que l’illusion d’une troisième dimension était fausse puisqu’il se redresse mais est toujours plat. C’est une expérience qu’on ne pourrait pas faire au cinéma

Erice avec les tableaux d’Antonio Lopez a fait un très beau travail sur le spectateur. Habituellement en effet un tableau s’offre et le spectateur n’a aucun guide que lui même. Ici au contraire dans ces pièces où l’on peut voir les tableaux juste le temps d’un éclairage, Erice met en scène le temps du regard du spectateur. S’ajoute à cela le travail sonore qui crée un hors champ à la vision. Seul un cinéaste pouvait faire cela : mettre en scène temporellement le regard du visiteur sur le tableau.

Pour moi tout l’intérêt de cette exposition qu’il vaudrait mieux d’ailleurs appeler installation vient du fait que le dispositif est en phase avec les péoccupations des artistes. La série, la mise en rapport, la répétition sont déjà présentes dans leurs oeuvres et sont ici dynamisées. Mettre en installation des cinéastes qui n’auraient pas cela en germes dans leur œuvre, serait artificiel.

De même Godard dans l’exposition de Beaubourg propose des points de vue, des déplacements qui sont ceux que l’on trouve autre part dans son œuvre.
A travers des images à plat, verticales, grandes et petites, il repense la place du spectateur par rapport à la taille et à la place de l’écran. Je pense aussi au gag des écrans plats : il se dit que puisq’on les appelle des écrans plats, il va les mettre à plat.
La taille des images montrées tient aussi au fait que Godard cherche à nous dire qu’aujourd’hui les images laides, agressives, bêtes, sont de plus en plus grandes, occupent de plus en plus d’espace social, et que les belles images sont obligées de se réfugier sur de tout petits écrans comme si elles étaient clandestines, comme si elles avaient été contraintes à se faire petites pour résister. C’est une belle idée.

Thierry Lancien
Si les installations cinéma proposent donc de nouvelles modalités de réception, ce serait dans un réseau où se tissent des liens entre les œuvres qui innovent, les technologies qui proposent de nouveaux modes de visionnage et les installations elles mêmes.

Alain Bergala
En effet, si des installations comme celles-ci arrivent maintenant, ce n’est pas parce qu’il y aurait eu une logique interne aux expositions mais parce qu’il s’agit d’une logique propre au cinéma.
Ce sont les œuvres elles mêmes mais aussi le dvd, le numérique, la conjugaison de tout cela qui fait que le cinéma est en phase avec l’installation. Ce qui est mis en espace à travers les expositions et les installations, ce sont finalement ces pratiques qui consistent à regarder chez soi des séquence de films, à les mettre en rapport, à en revoir certaines, à les comparer. Toutes ces activités de réception rendues possibles par le numérique se matérialisent dans l’installation et c’est le spectateur de Dvd que l’on retrouve dans l’espace de l’exposition.
Cela prouve aussi que le cinéma bouge et que c’est même ce qui le sauve. S’il s’était enquisté sur un seul dispositif figé, même celui de la projection qui nous l’a fait tant aimer, il serait déjà mort.


(1) Erice, Kiarostami, Correspondances. Centre Cuturel Catalan de Barcelone . 9 février, 21 mai 2006.
(2) Bergala A ., L’hypothèse cinéma. Cahiers du cinéma. 2002
(3) Collection Eden cinéma. Les petits cahiers. Scéren.
(4) Bellour R., Le cinéma de la recherche et vice versa, Médiamorphoses n°16, 2006
(5) Paini D., Le temps exposé. Le cinéma de la salle au musée. Cahiers du cinéma, 2006

Les ages successifs de l'image ne s'effacent pas

Les âges successifs de l’image ne s’effacent pas
Entretien avec Louise Merzeau, photographe et université de Paris X
Thierry Lancien
Médiamorphoses n°16, avril 2006
INA, COLIN




Puisque dans ce dossier sont interrogées l’identité des médias, leur généalogies et leurs hybridations, je voudrais tout d’abord vous demander si, en tant qu’artiste mais aussi théoricienne de la photo, vous pensez que la photographie, en tout cas dans le champ qui est le vôtre, est profondément affectée par le passage de l’argentique, de l’analogique au numérique.

L’irruption du numérique dans le champ photographique représente indéniablement une mutation très importante, qui affecte à la fois la manière dont les images sont produites (leur techno-genèse) et la manière dont elles sont socialisées.
Néanmoins, la radicalité de ce tournant se dissimule encore largement sous les apparences d’une continuité ou d’une simple substitution, comme si pratiques et croyances allaient simplement se transposer d’une technologie à une autre, sans se modifier. C’est un invariant de l’histoire des médias : les aspects les plus innovants d’une innovation – ce en quoi elle est susceptible de déstabiliser les anciens systèmes techniques et sociaux pour en organiser de nouveaux – doivent être gommés par ses promoteurs au profit de la seule valeur du même-en-mieux. Les industries photographiques négocieront d’autant plus efficacement le virage du numérique qu’elles feront croire à l’amateur comme au professionnel qu’il pourront continuer de faire exactement ce qu’ils faisaient en argentique – mais qu’il le feront plus vite, plus facilement, à moindre coût, etc.
Le passage au tout-numérique a toutefois ceci de particulier qu’il ne doit pas seulement s’hybrider avec de l’ancien pour mieux se faire adopter : il est l’hybridation même, puisque sa logique est de convertir en un même système de codage toutes les traces produites par l’humanité. Pendant encore longtemps, les images digitales seront pour la plupart des images numérisées, clones d’objets analogiques, ne revendiquant ni esthétique ni symbolique particulières. Quant aux photographies issues d’appareils numériques, elles relèvent à la fois de la capture et du traitement, et combinent à ce titre des régimes de vérité qu’on croyait jusqu’à maintenant inconciliables. À part les images de synthèse – dont l’usage demeure encore limité à quelques domaines très spécialisés – les images numériques ne sont guère reconnaissables en tant que telles. Je suis convaincue que c’est ce défaut d’identité, lié au principe d’hybridation, qu’il faut avant tout penser pour mesurer les effets d’une telle révolution.


Concernant la photo numérique, pouvez-vous commenter ce que vous avez déclaré à l’occasion d’un entretien (www.merzeau.net. Rubrique Textes. Titre de l’entretien : Matière et traces)), à savoir que ce n’est pas parce qu’elles sont produites avec des technologies inédites que les nouvelles images n’ont pas de passé ? Et revenir sur cette contamination des traces que vous abordez aussi et qui est importante dans votre travail.

Il me paraît tout aussi naïf ou malhonnête d’exiler le numérique de l’histoire longue des images que de sous-estimer la mutation qu’il représente. C’est en fait la même conception de la technique qui préside à ces deux positions. Prétendre que les dispositifs se succèdent sans rien changer à nos dispositions, ou que chaque nouvelle technologie fait table rase de tout ce que les technologies antérieures ont pu produire, c’est toujours réduire la part prothétique de notre culture à une instrumentalité secondaire et superflue. Je pense au contraire que la technique n’est jamais uniquement un moyen, parce qu’elle contribue à (re)définir les fins. Le temps technique n’est pas seulement irréversible, il est aussi incompressible : chaque innovation affecte nos perceptions, nos croyances et nos comportements, non en remplaçant purement et simplement les pratiques anciennes, mais en interférant avec elles. Les âges successifs de l’image ne s’effacent pas au fur et à mesure de l’évolution technique, mais se sédimentent comme des couches géologiques, avec des effets de revenance, de résistance et de contamination.
Il n’est pas difficile de comprendre que les industries culturelles ont tout intérêt à faire du numérique le vecteur d’un monde entièrement neuf, qui pourrait advenir hors de toute histoire et de toute culture. L’idée qu’un usage intelligent des nouvelles technologies passe au contraire par leur mise en perspective est évidemment moins porteuse, puisqu’elle va à l’encontre de cette idéologie du tout-immédiatement-accessible-à-tout-le-monde. C’est pourtant celle qu’il faut défendre, si l’on veut que le numérique ne soit pas qu’un phénomène de consommation, mais aussi de culture.
De fait, aucun appareil ou logiciel ne sauraient remplacer l’exercice d’un regard, ni dispenser des savoirs et savoir faire qui l’enracinent dans une mémoire. Qu’il travaille avec des produits chimiques ou Photoshop, un photographe est d’abord quelqu’un qui est capable de penser sa pratique à partir d’une histoire des images, parce que cette pratique consiste pour une grande part à repasser dans les traces de cheminements antérieurs et à user de techniques qui ont une généalogie.
À l’inverse, il n’est pas moins absurde de prétendre que la culture s’arrêterait au seuil des nouvelles technologies sous prétexte que l’intelligence y serait déléguée à la machine. De ce point de vue, rien ne distingue le logiciel de retouche, de montage ou d’animation du perspectographe de Dürer ou de la chambre noire de Nadar. Certes, les prothèses sont désormais d’ordre computationnel plus que perceptif. Mais dans tous les cas, si les dispositifs conditionnent la vue et l’œuvre, ils ne les déterminent pas.

S’il faut cesser de penser les nouvelles technologies comme vecteur d’amnésie, c’est surtout parce que les images ont leur propre mémoire, et parce que cette mémoire agit sur les conditions de l’être-ensemble et le rapport à l’altérité. Dans l’imaginaire, il n’y a pas de solution de continuité entre une pietà, une séquence du journal télévisé et une installation virtuelle. Nous regardons l’actualité à travers le filtre archaïque de nos croyances et de nos appartenances, et nous revisitons notre héritage visuel à l’aune des nouvelles images. Aujourd’hui, non seulement tout est reproductible, mais tout est reproduction. Car plus les images circulent, se copient, se traitent et se recyclent, plus les traces se superposent, s’enchevêtrent et se contaminent : derrière chaque image, il y a toujours une autre image. Or cette image revenante n’est pas la même d’une communauté à une autre. La diffusion massive ou planétaire des mêmes patterns ne produit donc pas de village global ou de consensus universel. Elle consolide plutôt d’anciennes clôtures, quand elle n’alimente pas des guerres…
Il n’y a en tout cas aucune raison pour que les images digitales échappent à ces circuits d’associations mnésiques, qui croisent précisément tous les régimes de vision. À travers le morphing ou la superposition, leur plasticité en fait même des opérateurs mémoriels particulièrement efficaces.
Reste à explorer cet impensé de la mémoire, largement ignorée par la culture écrite. Cette tâche, me semble-t-il, revient en priorité aux artistes, qui peuvent donner à voir cette épaisseur temporelle, sans la réduire en une sémiologie. C’est ce que je tente moi-même dans plusieurs séries de montages numériques, où la technique des calques est utilisée pour creuser la surface photographique. En jouant des effets de transparence et de fusion entre des matières et des temps différents (de la plaque de daguerréotype à l’écran de télévision, et de la carte postale aux cartographies d’Internet), j’essaie de montrer comment nos visions sont informées par une sorte de réverbération des médias.

Pensez-vous qu’en n’étant plus une empreinte, une trace imprimée sur une surface photosensible, mais le fruit de calculs, la photo numérique perde du même coup tout caractère d’indicialité et quelles seraient alors les conséquences de cette évolution ? La photo perdrait-elle par exemple ce caractère de preuve qu’on lui attache ?

Le numérique introduit en effet la coupure du calcul dans la relation de contiguïté qui unissait l’empreinte au référent. Pour autant, je ne crois pas que « la parenthèse indicielle » se referme aussi simplement. Dans la quasi totalité de ses usages, la photographie digitale est encore une photographie, c’est-à-dire une trace qui résulte d’une capture. On ne bascule pas radicalement de l’indice au code : on introduit du code dans l’indice. C’est cette combinaison de l’intraitable et du traitement qu’il faut penser pour comprendre comment le régime de vérité attaché à la photographie risque d’évoluer. D’un côté, le caractère fondamentalement (et non plus accessoirement) manipulable de toute image provoque une crise de la croyance, qui rejaillit sur l’ensemble des médiations. D’un autre côté, les images deviennent des simulacres toujours plus séduisants et convaincants, précisément parce que les algorithmes dont elles sont issues s’appliquent indifféremment à des objets réels ou imaginaires. Ainsi, la méfiance croissante envers l’imagerie journalistique n’empêche pas le goût pour les effets spéciaux de se développer. Et la vulgarisation des logiciels de retouche (livrés avec les appareils photo) n’arrête pas la compulsion photographique de l’enregistrement (comme l’ont parfaitement compris les fabricants de téléphones mobiles).
En matière d’efficacité symbolique et d’usages, faire de la prospective est toujours très risqué. On peut néanmoins raisonnablement penser que le statut de la preuve va changer. L’image fonctionnera de moins en moins comme attestation irréfutable d’un ça-a-été, et de plus en plus comme simulation. Cela ne signifie pas qu’elle cessera de modéliser notre croyance, mais qu’elle produira probablement un nouveau modèle de vérité. Car la simulation ne s’oppose pas au vrai : elle le découple de l’actuel, en projetant dans l’ordre du visible la manière dont des données enregistrées sont affectées par tel ou tel calcul. Entre la trace et la synthèse, entre l’observation et la fiction, c’est un mode inédit de présence et de représentation.


On parle souvent à propos de l’image numérique de dématérialisation. Ne serait-il pas plus juste de parler de nouvelle matérialité puisque son support permet différents types de traitements mais aussi d’apparitions ? Comment envisagez-vous cela dans votre pratique artistique?
La question de l’apparition, des modes d’apparition, n’est-elle pas d’ailleurs essentielle puisque l’image numérique peut apparaître sur différents écrans (ceux de l’appareil, de l’ordinateur, des fenêtres sur Internet) pour disparaître d’ailleurs aussi facilement ? L’image numérique serait donc liée à l’éphémère, puisque résumable à ses seules apparitions…

Les discours sur l’immatérialité du numérique recouvrent des arrière-pensées très différentes. Pour les uns, c’est un argument de vente destiné à dissimuler la lourdeur, le coût et la complexité des équipements qu’on nous demande d’acheter et de renouveler de plus en plus fréquemment. Pour les autres, c’est un argument pour disqualifier les compétences mises en œuvre dans la production comme dans la réception des objets numériques, dès lors qu’elles menacent les pouvoirs établis sur d’autres savoir faire.
En fait, le numérique ne place évidemment pas les images hors de toute matérialité, mais il introduit dans le monde des signes iconiques ce que les technologies littérales étaient jusqu’à maintenant les seules à autoriser : la possibilité de détacher le message de son support, pour le transporter à travers l’espace et le temps d’un contexte communicationnel à un autre. La photographie, ou plus exactement la photogravure, avait déjà rendu possible un certain nomadisme des images. Avec le numérique, c’est dès leur conception qu’elles sont destinées à passer d’un support à un autre, sans qu’aucun ne puisse être véritablement considéré comme « propriétaire » ou matriciel.
Pour l’artiste, cela ne signifie pas que le support est indifférent, mais qu’il doit penser l’image selon ses diverses modalités d’apparitions. Les questions de format, de matière, d’éclairage ou de résolution passent même d’une certaine façon au premier plan, puisqu’il faut constamment régler ces paramètres en fonction du lieu, du dispositif et du temps de visualisation. Selon qu’elle est destinée à un accrochage sur cimaise, une impression sur papier, une projection en salle ou un affichage sur écran, la même image devra être retravaillée, moins pour préserver une quelconque stabilité que pour explorer le spectre de ses configurations possibles.
On retrouve ici quelque chose du principe de simulation qui pourrait servir de paradigme à l’image digitale : entre variantes et invariant, avatar et origine, la hiérarchie des valeurs s’inverse ou s’annule. C’est désormais dans ses mutations autant que dans sa permanence que l’image impose sa présence.
S’il fallait dénoncer un quelconque danger derrière cette nouvelle matérialité, ce serait moins celui de la labilité que de l’uniformisation. En même temps que ses enjeux sémiotiques ou esthétiques, il faut en effet évaluer comment la révolution numérique participe de l’industrialisation de la culture. Dans cette perspective, force est de constater que la numérisation des fonds d’images va de pair avec leur concentration aux mains des seuls industriels capables d’investir massivement dans l’innovation technique comme dans l’achat des droits exclusifs d’exploitation. Cela signifie que le patrimoine iconographique est en passe d’être reformaté, afin que toutes les images soient compatibles – entre elles et avec les standards techniques et informationnels des principaux dispositifs de diffusion. Fresque, huile sur toile ou négatif sur verre seront dès lors proprement soustraits à la vue, puisque confinés dans un même espace, celui de l’écran.
Plutôt que d’insister sur les effets d’une hypothétique dématérialisation, je crois plus urgent de montrer au contraire en quoi la matière digitale introduit ses formats, ses logiques et ses limites partout où elle s’insinue.


N’y a-t-il pas un paradoxe, qui concerne d’ailleurs tous les supports numériques, dans le fait que d’un côté, des mémoires physiques permettent de stocker des quantités considérables de documents et que, de l’autre, ces mémoires ne sont finalement que virtuelles, mobilisables dans l’instantanéité mais vite difficiles d’accès sauf à mettre en place des indexations sophistiquées ?

Le paradoxe n’est sans doute qu’apparent, et disparaît quand on comprend que la mémoire n’est pas – et n’a jamais été – réductible à du stock. Qu’il s’agisse de traces écrites ou électroniques, celles-ci doivent toujours être mobilisées en fonction d’un contexte et d’une finalité pour participer à un processus mémoriel.
Ce qui est nouveau, c’est que cette mobilisation des traces ne s’opère plus seulement dans des lieux de mémoire institués (monument, musée, bibliothèque, école…), mais depuis chaque nœud d’un réseau qu’aucune institution ne surplombe. La mémoire numérique est virtuelle parce qu’elle est réticulaire : elle ne repose dans aucune réserve, aussi gigantesque soit-elle, mais est produite par le jeu non programmable des connexions, intégrations, recyclages. C’est notamment ce qui oblige à repenser les politiques publiques de la mémoire pour l’information électronique (musées virtuels, bibliothèques numériques, archivage du web).
Pour autant, on aurait tort de considérer que les nouvelles technologies affranchiraient la mémoire de toute détermination technique ou politique, pour la livrer au seul hasard d’une navigation. En amont des opérations qui les activent, le mode de sélection et d’enregistrement des données est également déterminant. Or ce qui caractérise cette révolution numérique, c’est une automatisation des traces, où l’inscription vaut indexation. De la vidéosurveillance à l’ordinateur et de la carte à puce au téléphone mobile, chaque transaction, instruction ou communication dépose des cascades d’informations que plus personne ne contrôle totalement. Cette traçabilité « sauvage » porte d’autant plus à conséquence que, lorsqu’ils sont produits par des technologies digitales, les contenus sont automatiquement documentés dès leur capture ou leur codage. Structuration, séquençage, indexation, classement… : le traitement documentaire n’intervient plus seulement dans l’après-coup d’une visée archivale émanant d’une collectivité, mais dépend de plus en plus des seuls standards industriels de l’encodage, qui visent à renforcer des monopoles tout en optimisant la compatibilité opérationnelle des données.
La question n’est donc pas dans la difficulté d’accès (la mémoire n’a jamais été autant pensée en termes d’accessibilité), mais dans la difficulté de choisir politiquement nos critères d’archivage. Pour le dire autrement, le modèle numérique de la mémoire ne reconnaît aucun rôle structurant à l’oubli, qui n’est pensé qu’en terme d’obsolescence, de bug ou de saturation des stocks. Or une société se définit autant par ce qu’elle décide d’effacer (désherbage, amnisties, refonte des programmes scolaires…) que par ce qu’elle s’applique à conserver. Reste donc à réinventer des techniques, des organes et des lieux de l’oubli, si nous voulons nous réapproprier notre mémoire. Ce pourrait être l’un des enjeux de l’art numérique, dont la vocation n’est pas d’alimenter l’augmentation exponentielle des stocks, mais de la questionner.

Par rapport à la photo argentique, la photo numérique, qu’on peut effacer pour en reprendre une autre, ne retire-t-elle pas à l’acte photographique son caractère singulier, unique, lié à un instant particulier ? D’autre part, le fait de tout pouvoir photographier en effaçant ce qui n’est pas bon, en reprenant et en ayant beaucoup de place en mémoire, ne crée-t-il pas les conditions d’une espèce de mythe du tout photographiable et donc du tout visible ?

Tant qu’ils ne basculent pas dans le flux de la vidéo, l’image et l’acte photographiques conservent une irréductible singularité, quelles que soient la vitesse ou la fréquence du déclenchement. Même infinitésimal, l’espacement qui travaille l’image fixe découpe dans le continuum temporel des brèches que rien ne saurait combler.
Il est en revanche indéniable qu’avec un appareil numérique, la prise de vue n’est (presque) plus vécue comme prise de risque. N’étant plus directement associée à une dépense, l’image perd non seulement de sa rareté mais aussi de son irréversibilité. Ayant l’impression que chaque cliché peut être refait, le photographe n’est plus tiraillé par ce sentiment de la perte, jusque là constitutif de l’acte photographique.
En argentique, l’opérateur est un aveugle : d’un bout à l’autre du processus, il a à faire à une image absente – latente, négative ou perdue –, parce que la lumière qui rend possible cette image est aussi ce qui la détruit. En numérique, la photographie est à la fois le résultat d’une prise et la promesse de son traitement, car elle est à la fois indice et information. C’est cette visibilité de l’image en train de se faire qui modifie profondément l’expérience photographique.
Le risque, dès lors, n’est pas tant de croire que tout serait photographiable, mais de croire qu’image et visibilité seraient une seule et même chose. Car, pour qu’il y ait image, il ne suffit pas de produire ou d’enregistrer des formes. Il faut la tension d’un désir, d’un regard ou d’une question. Il faut une faille dans la surface des apparences…

Arts et médias: de la critique à l'empathie

Arts et médias : de la critique à l’empathie
Figures de l'art n°11
Revue d'études esthétiques, juin 2006


Depuis les années soixante, l’art entretient des rapports complexes avec la production médiatique, notamment visuelle. Une exposition récente qui s’est tenue en Europe permet nous semble-t-il de mieux comprendre cette problématique des rapports entre art plastique et médias mais aussi de mieux appréhender le travail singulier d’un artiste comme Pascal Convert qui se situe délibérément à l’écart des courants dominants et qui nous amène à réfléchir à la nature même de certaines images médiatiques.

L’art et l’événement médiatique

Les visiteurs de l’exposition « Covering the real » qui s’est tenue à Bâle au mois de juillet 2005 ont pu explorer les liens entre l’art et l’image de presse. L’exposition permettait en fait de reconstituer une partie de l’histoire des rapports entre arts plastiques depuis les années 60 et de comprendre quels ont été les courants dominants et les concepts à l’œuvre.
Etaient exposées les œuvres de vingt quatre artistes faisant référence à la grande actualité et ce, depuis Andy Warhol, jusqu’à nos jours avec Wolfang Tillmans. Parallèlement, un écran géant permettait de découvrir trois mille images de l’agence Keystone non encore sélectionnées ou légendées pour les journaux. Séparées de leur légende, ces photos amenaient le spectateur à les regarder vraiment, à s’interroger sur leur contenu sans être dirigé par le texte qui les accompagne habituellement. On reconnaissait là l’un des concepts souvent à l’œuvre dans le traitement artistique des médias d’information et qui est celui de la mise à distance, de l’interrogation. Nous verrons plus tard que cette mise à distance peut opérer à travers différentes figures.

D’autres oeuvres faisant aussi directement référence à l’actualité et qui étaient présentes à Bâle, détournent des images de presse, les assemblent, les découpent, les agrandissent, les colorient. Elles ouvrent donc une réflexion sur la perception de l’information, l’impact des images, leur manipulation en ayant recours à cet autre concept que l’on retrouve souvent et qui est celui du détournement.
Les œuvres présentées permettaient par ailleurs d’approcher l’histoire des raports entre médias et art plastique depuis qu’à la fin des années soixante un certain nombre d’artistes ont tenté de définir des possibilités plastiques et critiques dans le but de contrecarrer l’hégémonie des moyens de communication audiovisuels. Comme le notent les auteurs de l’article « Les médias veillent encore » , cette tendance en art plastique fut surtout sensible aux Etas-Unis et quelques grandes expositions qu’il faut ici citer s’en firent l’écho. Il faut notamment signaler : Information en 1970, Art and the media en1982, Subversive arts : artists working with media politically en1986, Image world, art and image culture en1989.

Andy Warhol est certainement le premier dans les années soixante à avoir transformé en oeuvre d’art la culture visuelle populaire, notamment celle de la presse. Warhol travaillait des photos prises par d’autres qu’il reproduisait en série, à travers la sérigraphie chère à la publicité. On connaît généralement bien les portraits de Warhol comme ceux de Jackie Kennedy : le Jackie Triptyque de 1964 ou encore Les quatre Jackie. Comme l’écrit Klaus Honnef, « Un soufffle d’absurdité dirige l’entreprise, la répétition constante sape le caractère exceptionnel d’un motif pictural. Sous l’effet de la répétition, il se désagrège pratiquement, perd son contour, s’estompe et en s’estompant rend visible tout un monde caché par le pilonnage incessant de la publicité et des médias » . Moins connues des œuvres comme « Emeute raciale rouge » (1963), jouent sur un autre niveau de mise à distance, en isolant et en grossissant des éléments des mass media pour « faire prendre conscience à l’observateur que toute perception de la réalité n’est que de seconde main ».
Warhol est le premier à ne pas inventer un regard à partir de rien mais à utiliser des images prises par d’autres. Avec lui la main disparaît, il met en scène l’absence d’auteur en reproduisant ses œuvres en masse. On reste pourtant dans le tableau à contempler.

Une autre artiste a joué un rôle essentiel et radical depuis 1960, Martha Rosler. A la différence des peintres, elle abandonne le tableau et déclare : « J’ai étudié la peinture et j’ai baigné dans l’abstraction de l’époque mais j’ai basculé dans la politique au moment de la guerre du Vietnam. J’ai alors arrêté la peinture qui ne traduit pas assez la complexité de l’engagement social ». (Le Monde, 29 juillet 2005). Martha Rosler confectionne des photomontages qui procèdent par découpage.
Avec la récente série «Bringing the War Home» l’artiste juxtapose des images issues du rêve américain (la mode, la famille, l’opulence) avec celles de G.I prises au cours des récentes campagnes de guerre américaines. Une femme, yeux fermés et bouche offerte, adopte une pose langoureuse (Lounging Woman). Elle est belle et arbore un seyant pantalon treillis certainement dessiné par un grand couturier. L’image glamour du magazine féminin est radicalement contrariée par l’arrière plan sur lequel un groupe de G.I lourdement armé fouille des décombres.
Au premier abord, Election (Lindie) montre une femme qui passe l’aspirateur dans sa cuisine équipée high-tech. En y prenant garde, on reconnaît rapidement le cliché tristement célèbre de la G.I récemment condamnée pour les tortures commises sur des prisonniers irakiens.
L’horreur apparaît alors dans les détails de cette image : les vitres des fours, les couvertures de livres de recettes et celles des magazines, les posters, bref, tout ce qui constitue cette cuisine grouille d’images de corps mutilés.
Ce type de travail basé sur le contraste, le mélange, le détournement rappelle bien sûr la série de Martha Rosler réalisée de 67 à 72 à propos du Vietnam et qui propose un collage incongru de vingt photographies en couleur. Il s’agissait de clichés sanglants introduits dans de cossus intérieurs d’américains vivant dans la société de consommation.

Les œuvres des années 70/80 présentées à Bâle soulignaient aussi à travers la photo, la vidéo, l’information médiatique, la mettaient à nu, plongaient dans la critique de l’image médiatique. Il faut citer ici des artistes comme Richard Hamilton qui a travaillé sur l’Irlande du Nord, Arnul Rainer et ses photos d’Hiroshima ou encore Sarah Charleworth et ses clichés de l’assassinat d’Aldo Moro.


La recherche d’antidotes visuels

Des liens forts sont à établir entre les artistes présentés à Bâle et ceux qui furent exposés à Rennes en 2003 dans le cadre de l’exposition « In media res » . Dans les deux cas on peut en effet suivre Victor Burgin lorsqu’il écrit que pour ces créateurs : « le rôle de l’artiste est de démanteler les codes de communication existants et de recombiner certains de leurs éléments dans des structures qui peuvent générer de nouvelles images du monde ». Ce dont il s’agit bien en effet, c’est de mettre au jour le sens implicite, caché des images et de débusquer l’idéologie dominante qui les sous tend. Les artistes s’emparent de différentes formes de représentation propres au pouvoir de la presse, de la publicité et des supports médiatiques dans le but de les déstabiliser. Ils sont en quelque sorte à la recherche d’antidotes visuels.

Dans l’intéressant article déjà cité, « Les médias veillent encore », les auteurs proposent de distinguer deux grandes périodes pour appréhender ces formes artistiques apparues de 1960 à 1990 et qui cherchent à « contrecarrer les représentations et les discours dominants des médias ».

La première période se caractériserait par une « recontextualisation » qui consisterait à prélever des objets, des images, des textes de leur environnement culturel (en l’occurrence la communication médiatique de masse) pour les recontextualiser au sein du monde de l’art, en leur donnant une nouvelle signification. Cette orientation serait en partie rattachable au courant de l’ « Appropriation art ».
Un artiste comme Richard Prince, réutilise par exemple l’imagerie populaire des affiches, de la publicité et les détournent pour en dénoncer les stratégies. De son côté, la vidéaste Dara Birnbaum remet en cause la question de la codification des genres à la télévision, en redéfinissant et en mélangeant les rôles et les jeux des personnages.

La deuxième période correspondant aux années 80, serait marquée par des procédés d’ « Infiltration » permettant de véhiculer une contre information. L’exposition « A forest of signs : Art in the crisis of representation » qui eut lieu à Los Angeles en1989 fut exemplaire de cette démarche qui concernait notamment la représentation des minorités ethniques.

Par rapport au travail de Pascal Convert sur les images des EVN qui sera examiné plus tard, nous voudrions nous arrêter un moment sur celui d’un artiste représentatif de la première période qui vient d’être évoquée, Keith Sanborn. Partant du film d’un cinéaste amateur qui enregistra l’assassinat du président Kennedy, Keith Sanborn traite ce document de dix huit images par seconde, en le ralentissant, l’accélérant, en en inversant le déroulement, en en masquant des éléments (The Zapruder footage : an investigation of a consensual hallucination. Vidéo numérique. 20mns. 1999). A travers ces manipulations, le document est du même coup mis en question y compris dans sa dimension politique puisque ce film fut le seul à être considéré comme officiel ce qui pouvait cacher des réalités montrés par d’autres films qui furent tournés à Dallas au même moment. La dimension documentaire, l’aspect référentiel de ce film muet sont aussi minés de l’intérieur par une musique des maîtres musiciens de Jajouka introduite par Sanborn et qui donne une dimension quasiment hypnotique au film.

De la contestation à la destruction

Le titre de l’exposition de Rennes, « In media res, Information, contre information » résumait donc bien la tendance largement dominante dans les rapports entre art plastique et médias et qui est plutôt d’ordre conflictuel et contestataire. A travers des concepts et des figures comme la mise à distance, le détournement, l’écart, la subsitution, la décontextualisation, le mélange, les artistes que nous avons évoqués proposent des espaces de conscientisation qui selon David Perreau : « rappellent le rôle idéologique, économique et politique joué par les médias ds la construction de ce qui quotidiennement nous entoure, de notre imaginaire, de notre relation au monde ».

Les moyens et les figures de la critique peuvent être encore plus radicaux et aller jusqu’à la destruction. L’ exposition « Iconoclash » qui s’est tenue à Karlsruhe en juillet 2002, présentait ainsi des dispositifs d’images qui amenaient à réfléchir sur la fabrication et la destruction de celles-ci dans les domaines des sciences, de la religion et de arts. Du côté des médias et au cœur de l’exposition une installation lumino-cinétique et sonore, aux parois cylindriques en miroir, reflètait, déformait, transformait des images de guerre, de mort, de destruction massive. Le labyrinte électronique d’Arata Isosaki est en fait une reconstitution d’une composition qui aurait dû ouvrir la bienale de Milan en 1968. De l’image médiatique contestée, nous passons donc à une manifestation d’icionoclasme médiatique.

Une attitude hospitalière

Rien de tel chez Pascal Convert et même une attitude pratiquement opposée. Dans un entretien accordé à Michel Guerrin du quotidien Le Monde en septembre 2004 et dans le reportage de l’émission Métropolis qui lui fut consacré (9 octobre 2004), l’artiste déclarait qu’il avait une « attitude hospitalière et d’écoute par rapport aux médias » et même de « douceur envers les photographies de presse ». On ne sera donc pas surpris que Convert précise ailleurs qu’il est en opposition complète avec les artistes qui présentent des œuvres qui se veulent une alternative à l’image médiatique alors critiquée et qu’il se démarque aussi du courant « Art et médias » pour préciser qu’il n’a pas une position engagée mais « d’implication ».
Pascal Convert revient plusieurs fois sur cette dimension affective qui préside à son rapport à l’image, en déclarant par exemple à Pierre-André Boutang dans Metropolis : « Je crois que ce qui m’a porté vers ces images-là, c’est leur profonde humanité, tout simplement. Et c’était cette évidence là que je cherchais dans les images. J’aime la peinture, la sculpture, non pas comme savoir ou comme connaissance ; je les aime pour le sentiment, pour l’humanité qu’elles ont. (…). Quand je rentre dans un musée, que je vois un Titien, un Velasquez ou un Caravage, je les vois comme des amis. Ces photographies me racontaient des histoires et elles sont devenues des amis ».
Longue citation parce qu’essentielle pour comprendre le travail de Convert et cette disposition, cette posture si particulières qui l’éloignent radicalement des artistes engagés mais aussi des intellectuels et des universitaires dont il nous dit que leur seule réponse « vis à vis de photos et des reportages de télévision est le mépris ».
La force du travail de Convert tient sans doute au fait de ne pas opposer les images à travers des catégories étanches et toute faites. Il n’y pas pour lui, d’un côté les images nobles de l’art et de l’autre les images sâles des médias. Même s’il prend bien soin de se démarquer de certaines images médiatiques sensationnalisantes comme celles par exemple du direct, Convert approche beaucoup d’images médiatiques à travers ce qu’il appelle leur « hybridité ».


Des images qui aimantent d’autres images.

Le cas de la photo de presse « Veillée funèbre au Kosowo » prise en janvier 1990 par Georges Mérillon de l’agence Gamma et qui va devenir chez Convert un bas relief (Biennale de Lyon : 1999-2000) en cire, résine et cuivre qu’il appelle souvent la pieta du Kosowo est intéressant à cet égard.
Le rituel funéraire de cette famille du Kosowo, réunie autour du corps du jeune fils et frère, Nasmi Elshani tué par la police serbe, tel qu’il est capté par le photographe, entre pour l’artiste en relation avec toute l’histoire de l’art. Convert évoque à son propos le Caravage pour la lumière, les scultptures en ronde-bosse et le genre très populaire des crèches napolitaines. Il parle d’une « figure revenante » à travers laquelle l’on sent : « l’intimité du présent mais aussi l’intimité d’une histoire des images ».
Loin de ce que nous avons rencontré avec Warhol et les artistes d’Art et médias qui eux aussi pratiquent des formes d’hybridation contestatrices (répétition, recyclage, détournements, mélanges), l’hybridité chez Convert, c’est quelque chose qui ouvre sur le temps, l’histoire. Les photos hybrides qui l’intéressent sont ces images qui portent une lourde généalogie et qui évoquent l’histoire de l’art.
L’hybridité va même encore plus loin puisque pour Convert la « Veillée funèbre du Kosowo » hybride les représentations du monde chétien et du monde musulman. Prise dans un contexte de rituel musulman, cette scène a bien sûr de fortes références chétiennes puisqu’elle renvoie à toute une imagerie religieuse. Du même coup elle montre pour Convert une parenté entre de mondes et des temps qui s’opposent violemment. Si cette image qu’il appelle « compassionnelle » est destinée à un public occidental chétien, elle est en même temps selon lui bien plus complexe.
C’est bien pourquoi l’artiste s’est aussi intéressé à une autre image qui a suscité des polémiques, « Massacre en Algérie de Hocine » (22 septembre 1997). Comme la Pieta du Kosowo, la « Madone de Bentalha » peut ête considérée comme une image hybride, ce qui pour certains la rend irrecevable, trompeuse voire malhonnête. Convert au contraire y voit une photo archétypale constitutive de notre rapport aux images, de notre histoire des représentations.
Là encore à l’inverse des artistes évoqués précédemment, Convert ne cherche pas à dénoncer l’archétype, le stéréotype (il distinge d’ailleurs les stéréotypes faibes des stérétypes forts) mais les accueille au contraire dans son œuvre. Il semble bien en fait que loin de mettre l’accent sur les distorsions de ces images, Convert cherche au contraire à les envisager comme une forme, une manifestation de syncrétisme. Nous sommes à l’opposé bien sûr de ce courant iconoclaste que nous avons pu rencontrer précédemment.
Le travail de déplacement formel, d’écart qui permet ensuite à ces images de devenir des sculptures de cire ressemble alors à un acte de foi en l’image, confirmé par les propos de l’artiste que nous évoquions précédemment.

Ces images ont un corps

La relation singulière de Pascal Convert avec l’image médiatique ne passe pas que par la photographie de presse. L’artiste a en effet réalisé un vidéogramme de treize minutes intitulé « Direct indirect », monté à partir de trois cents heures de rushes et montrant des situations de conflit dans plusieurs pays du monde .
On retrouve avec ce travail, le souci de Convert de s’intéresser à des images médiatiques pourtant peu valorisées. Dans ce cas, il s’agit d’images télévisées des EVN (la banque d’images, Europen video news qui fournit les télévisions européennes qui en sont clientes) qui, comme le signale l’artiste : « n’appartiennent pas au cinéma, pas encore au journal télévisé, sont en deçà de la diffusion et n’ont donc pas sa noblesse » . A l’inverse de beaucoup d’images du JT que Convert trouve au contraire « altérées, détruites, vidées de leur force » par le commentaire journalistique et les incrustations de logos et de textes, les images des EVN sont pour lui d’une grande puissance. Il attribue celle-ci au fait qu’elles sont en quelque sorte en amont de toute narration et qu’elles présentent une corporalité dûe au « lieu d’énonciation qui est avant tout celui du cadreur ». Images bougées, images physiques qui ont donc un corps, ces images vont ensuite s’inscrire dans un parcours cher à Convert, celui des effets de rémanence.
Le travail d’écart pratiqué par l’artiste permet en effet de corriger la lumière et les couleurs des images pour les inscrire dans une nouvelle dimension qui est celle de la mémoire. Le ralenti, au lieu de contester le document comme ce que nous avons vu avec Keith Sanborn, donne à voir une anamorphose du temps, ce que Convert tente aussi de faire dans les bas relief de cire.
Pour lui le ralenti « donne à voir le temps des images de manière presque physique, en le dilatant ».

Il est à nouveau remarquable que Convert précise bien que son enjeu n’était pas de faire un film critique sur les médias, ce qui là encore le distingue radicalement d’artistes évoqués précédemment. Et ce d’autant plus que les situations de guerre, à commencer par celle du Vietnam, ont suscité beaucoup de travaux artistiques contestant leur couverture médiatique.
Grâce à son « hospitalité » envers les images, Convert réussit dans « Direct indirect » à les faire échapper au flux télévisuel indistinct et à leur donner corps dans un jeu entre présence et absence.


Le champ du symbolique

Dans l’interview accordée au Monde, Pascal Convert fait remarquer que les « artistes ont délaissé le champ du symbolique » pour produire uniquement des œuvres décoratives. Cette revendication du symbolique, à opposer au décoratif qui finalement est aussi l’une des dimensions du pop art ou à l’art engagé et contestataire d’ « Art et médias », invite nous semble-til à établir un rapprochement avec un texte de Jacques Rancière, « Le destin des images » .
A partir de l’oeuvre de Jean-Luc Godard, Rancière soutient en effet la thèse que le cinéaste serait passé d’un montage dialectique à un montage symbolique représenté par « Histoire(s) du cinéma ».
Si selon Rancière, il faut prendre ces deux termes en un sens conceptuel qui dépasse les frontières de telle ou telle école ou doctrine, la manière dialectique investirait « la puissance chaotique dans la création de petites machineries de l’hétérogène ». « En fragmentant des continus et en éloignant des termes qui s’appellent ou à l’inverse en rapprochant des hétérogènes et en associant des incompatibles », elle créerait des chocs.
Il s’agirait « de mettre en scène une étrangeté du familier, pour faire apparaître un autre ordre de mesure qui ne se découvre que par la violence du conflit ».
Faisant remarquer que toute l’œuvre de Godard est une pratique de collage des hétérogènes, Rancière cite un certain nombre de films comme « Made in USA » qui renvoient à l’histoire comme lieu de conflit. On se souvient bien sûr aussi des premières scènes de « Pierrot le Fou » dans lesquelles apparaissent dans une manière quasiment situationniste, des petites « machineries de l’hétérogène » qui fonctionnent sur le mode de la provocation et de la dénonciation d’un certain type de société.
Dans les rapports entre art et médias, il semble bien que crette manière dialectique ait longtemps dominé dans la peinture, la vidéo, la photo. Le concept proposé par Rancière rend bien compte de toute une production qui, comme nous l’avons vu, détourne, déconstruit pour mieux dénoncer l’idéologie sou-jacente à la communication médiatique.

Inversement le travail de Pascal Convert est sans doute à rapprocher de ce que Jacques Rancière nous dit de la manière symboliste qui selon lui met aussi en rapport des hétérogènes mais en les assemblant avec une logique inverse puisque que : « entre les éléments étrangers, elle s’emploie à établir une familiarité, une analogie occasionnelle, qui témoignent d’une relation plus fondamentale de co-appartenance, d’un monde commun où les hétérogènes sont pris dans un même tissu essentiel ».

Rancière nous parle de ces « entrelacs de mots, de phrases et de textes, de peintures métamorphosées, de plans cinématographiques mélangés à des photos ou bandes d’actualité » qui dans « Histoire(s) du cinéma » relèvent d’un cinéma qui se présente comme une série d’appropriations des autres arts.

Si le rapprochement entre la manière symboliste de Godard dans « Histoire(s) du cinéma » et le travail de Convert ne doit pas être poussé trop loin, on notera tout de même que Rancière fait aussi l’hypothèse que ce phénomène du passage du dialectique au symbolique n’est pas propre seulement à Godard mais touche d’autre productions artistiques.

« Histoire(s) du cinéma » serait en quelque sorte emblématique de ce que Rancière pointe comme étant une « tendance néo-symboliste et néo-humaniste de l’art « contemporain ».

Au delà de leur portée dans le domaine de l’art, les convictions et les œuvres de Pascal Convert nous semblent devoir résonner plus largement dans les débats contemporains sur les images.
Qu’un artiste comme lui, loin de condamner de manière indistincte les images médiatiques, déclare au contraire l’empathie qu’il peut ressentir pour certaines d’entre elles, nous invite certainement à les considérer autrement.


Thierry Lancien

D'un média..l'autre

D’un media…l’autre
Généalogie et identité des médias
Gilles Delavaud, Thierry Lancien (dir)
Revue MEDIAMORPHOSES n°16, avril 2006
INA. COLIN


Rapportée aux médias, la notion d’identité peut laisser entendre que ces derniers pourraient se définir par des caractéristiques propres, stables qui traceraient des frontières marquées entre eux.
A l’inverse, l’objectif de ce dossier est d’aborder la question de l’identité des médias sous l’angle de ses incertitudes, de ses mutations ainsi que des emprunts et des hybridations qui l’affectent.
L’identité ou les identités médiatiques sont donc ici envisagées comme toujours problématiques et à problématiser. Le terme de médias ne désignant d’ailleurs pas seulement des médias de grande diffusion (ici la télévision abordée par trois auteurs) mais étant aussi à garder dans une acception large recouvrant le cinéma, la photographie, les installations, les sites Internet ou encore la téléphonie mobile.
Dans le cadre de cette problématique générale, le présent dossier s’organise autour de quatre ensembles d’articles, centrés sur des médias différents, auxquels s’ajoute un dernier article consacré à la notion d’intermédialité.

Dans le premier ensemble, les contributions s’attachent à rendre compte du développement du cinéma, des crises d’identité qu’il a connues et des interférences qui l’ont touché. La notion d’identité est donc alors à retenir dans un sens dynamique et comme un processus qui peut passer par différents stades, comme le montrent André Gaudreault et Philippe Marion.
Leur interrogation centrale porte en effet sur la naissance du cinéma et ils nous proposent de considérer celui-ci dans sa dimension composite, indissociable de son environnement médiatique d’origine. A partir de là, ils avancent la notion de double naissance d’un média qui permet de ne pas considérer le média comme une entité figée et statique mais au contraire à travers son évolution. L’histoire du cinéma passerait ainsi par trois stades au moins, l’apparition d’un dispositif technique, l’émergence d’un dispositif socioculturel et enfin l’avènement d’une institution.
La réflexion d’André Gaudreault et de Philippe Marion constitue d’autre part une véritable introduction à notre dossier puisqu’ils se demandent si, dans un mouvement médiatique contemporain marqué par « l’atomisation, la parcellisation et la dissémination », le modèle proposé de la double naissance des médias ne permet pas d’appréhender les identités médiatiques. La bonne manière pour eux d’appréhender un média, résiderait dans « la façon dont ce média tisse sa relation aux autres médias à travers sa dimension intermédiale ».

Dans un important article publié en 1995, Rick Altman affirmait que l’identité du cinéma avait été longue à se constituer et que les historiens du cinéma avaient complètement ignoré ses « crises d’identité ». Il concluait à la nécessité de « penser l’histoire du cinéma autrement, à travers un modèle de crise ». Les recherches de Martin Barnier se situent dans le sillage de celles d’Altman. Déclinant les identités multiples du cinéma dans la France du début du 20ème siècle, il montre que « le “cinéma” n’existe pas avant 1912 », puis qu’après une période d’une quinzaine d’années au cours de laquelle s’affirme une forme de spectacle clairement identifiée, l’apparition du son le rend méconnaissable ; au point qu’on se demande, aux Etats-Unis, si Le Chanteur de jazz (1927) est encore du cinéma.

Avant d’acquérir une identité stable, nous disent Gaudreault et Marion, tout média se trouve dans une phase d’intermédialité initiale. En un sens équivalent, François Albera parle de mixité native. D’où, selon lui, « l’inconséquence qu’il y a à considérer les médias séparément », c’est-à-dire selon les distinctions et à l’intérieur des frontières qui, au cours de leur développement, leur ont conféré une spécificité. Prendre au sérieux les utopies (littéraires, scientifiques) de la fin du 19ème siècle, qui mélangent différents médias, pourrait nous aider à comprendre le cinéma au moment de son émergence (ou, aussi bien, la télévision) comme « champ de possibles ».

Bertrand Girardi de son côté nous propose une réflexion sur le rôle que peut jouer la lumière par rapport à l’identité d’un film et à sa réception. A partir du cinéma de Stanley Kubrick qui a ceci de remarquable qu’il témoigne du souci permanent du cinéaste de se renouveler à travers différents genres, Bertrand Girardi montre comment ce qu’il appelle le « lumineux » travaille les frontières habituellement établies entre documentaire et fiction. Il montre aussi comment l’uitilisation de certains types d’éclairages modifient en termes de réception, l’identité attendue d’un genre.

Raymond Bellour est certainement, depuis deux décennies, l’un des observateurs les plus attentifs aux possibles du cinéma tels que ne cessent de nous les révéler la confrontation de l’image et du dispositif cinématographiques à d’autres types d’images (peinture, photo, vidéo) et à d’autres dispositifs (multiplication des installations dans les musées, notamment). Dans une perspective qui est moins celle de l’intermédialité que de ce qu’il a appelé « l’entre-images » , Raymond Bellour remarque qu’aux « mixages en tous genres », dont il décrit plusieurs exemples très différents, « il semblerait que le cinéma comme tel ne doive pas résister » ; pourtant, poursuit-il, « le cinéma résiste à tout ce qui semble devoir le relativiser ou le détruire, y compris à la révolution numérique ».

Dans un deuxième ensemble d’articles, trois auteurs s’interrogent sur des questions d’identité relatives cette fois à la télévision.
La notion d’identité n’est-elle pas un piège ? se demande François Jost, tout en examinant dans le détail les discours suscités par l’apparition de la télévision. Le nouveau média est-il immédiatement perçu, ainsi qu’on l’a beaucoup dit, comme une fenêtre sur le monde offrant un accès direct à la réalité ? La micro-histoire de la télévision, préconisée et pratiquée par François Jost, conduit à reconnaître qu’avant que ne se développe la télévision directe, « c’est d’abord le cinéma qui se penche sur son berceau et le voit à son image », et que ce sont les cinéastes qui, au tout début des années 1950, « dictent à la télévision ce qu’elle doit être » : du cinéma à domicile.

Identité, nous dit à son tour Pierre Sorlin, est un « mot piège » qui désigne une chose et son contraire, l’unique et l’identique. De la vision « en plan d’ensemble » mais très précise qu’il nous donne de l’évolution des télévisions européennes, il ressort que la question de l’identité des grandes chaînes généralistes s’est posée en des termes très différents, selon leur statut et leur nationalité, à chacune des étapes décisives de leur histoire.

L’identité médiatique de la télévision a longtemps fait débat. Jusqu’aux années 1930, on l’imagine apparentée tour à tour au téléphone, à la radio ou, plus rarement, au cinéma. A la fin des année 1940, alors qu’il devient évident que c’est surtout par rapport au cinéma que le nouveau média doit se positionner, le débat se déplace et s’approfondit pour interroger son identité artistique. Gilles Delavaud montre comment ce questionnement, qui suppose que l’on distingue « télé-vision » et « télécinéma », procède de la prise en compte, d’une part, des conditions techniques de réalisation, d’autre part, des conditions particulières de la réception à domicile.

Les deux articles suivants s’intéressent à la rencontre entre technologies et représentation théâtrale (Jean-Paul Fargier) ou exposition (Viva Paci).
Lorsque « la vidéo va au théâtre », comme Jean-Paul Fargier l’a constaté l’été 2005 au Festival d’Avignon (« jamais on n’avait vu autant d’écrans allumés sur scène »), que se passe-t-il ? Le théâtre est-il toujours le théâtre ? Ou bien cède-t-il devant l’image ? Peut-être faut-il, au contraire, simplement reconnaître que, comme avant lui d’autres arts, « désormais le théâtre ne peut évoluer sans se référer à la télévision », sans relever à son tour « le grand défi du Direct ». Et qu’il convient par conséquent de célébrer « l’entrée du théâtre dans la galaxie TV ». Ce que fait J.-P. Fargier en décrivant quelques dispositifs d’images d’un théâtre défini comme post-télévisuel.

Viva Paci analyse une exposition qui témoigne d’une époque (explosion de la vidéo et des nouvelles technologies) et qui mêlait oeuvres d’art et propositions commerciales dans un dispositif interactif qui lui fait considérer « Images du futur » comme un média. Après avoir décrit un certain nombre des dispositifs inédits présentés à « Images du futur », Viva Paci s’interroge sur la portée d’une telle exposition. Elle se demande notamment comment la multi-médialité à l’oeuvre dans cette exposition annonçait les changements à venir.

Dans le quatrième ensemble d’articles, c’est plus la rencontre entre des médias consacrés et des technologies nouvelles qui est interrogée, et ce pour chercher à comprendre comment ces dernières tranforment plus ou moins radicalement, le livre ou la photographie. Même lorsqu’elle semble établie et reconnue, l’identité des médias ne doit pas être considérée comme définitivement stable et l’arrivée de nouvelles technologies peut par exemple la déstabiliser, voir la redéfinir.

Dans l’entretien qu’elle nous a accordé, Louise Merzeau analyse les mutations qui touchent la photographie à travers son passage des supports analogiques aux supports numériques. Ce sont ici les questions de la mémoire, de la trace, de la dématérialisation, du virtuel et du visible qui sont abordées. Comme Yves Jeanneret peut aussi le faire, Louise Merzeau prend bien soin de nous mettre en garde à propos de tous les discours qui voudraient nous faire croire que chaque nouvelle technologie effacerait les précédentes. Bien au contraire pour Louise Merzeau, « les âges successifs de l’image ne s’effacent pas mais se sédimentent comme des couches géologiques, avec des effets de revenance, de résistance et de contamination ».

Yves Jeanneret met lui aussi en garde contre ce qu’il appelle la « mystique médiatique » qui voudrait que les nouveaux médias soient la somme de tous les médias précédents et se demande s’il y a une identité propre aux médias informatisés. En prenant l’exemple de ce qu’on appelle métaphoriquement la page d’écran ou encore le site Internet, il montre comment ces dites « technologies de l’information » puisent comme tout média dans les formes des médias précédents mais aussi dans un fond imaginaire, celui du « voyage, du passage, du tissage ». Il est selon lui possible de parler d’identité des écrits d’écran mais à condition de relier tout en distinguant « identité, mêmeté, similtude et répétition ».
Pour Yves Jeanneret, la page comme le site amènent à penser le rapport entre la métamorphose qui transforme et la métaphore qui relie et si les médias possèdent une identité, celle-ci est pour lui « pétrie d’altérité, par la présence inévitable de l’histoire médiatique au sein de chacune de ses mutations présentes ».

C’est à la photo sur les téléphones mobiles que s’intéresse Bertrand Horel pour chercher à savoir ce que ces « caméraphones » nous apprennent sur ce que devient la photographie lorsque les acteurs sociaux s’en emparent et s’échangent des clichés. Selon lui le chercheur « doit relier ces messages dans toutes leurs dimensions : signe, langage, communication et valeur temporelle » pour détecter les « prédilections sémiotiques de chaque utilisateur » et déterminer si la photo mobile propose une nouvelle pratique d’écriture par l’image qui redéfinirait la photographie à travers des pratiques communicationelles inédites.
Dans cet article, l’auteur qui part d’un corpus de photos montre comment celles ci entretiennent des parentés avec des formes médiatiques précédentes comme la carte postale avant de souligner les spécificités de ce type de communication par l’image. Celles-ci tiennent au rôle essentiel des textes d’accompagnement, aux jeux et détournements qui accompagnent leur réalisation.

Comme le suggèrent explicitement ou non les différentes contributions de ce dossier, la notion d’identité médiatique est à envisager dans le cadre plus large des interférences ou interactions entre médias, c’est-à-dire, pour plusieurs des auteurs, dans le champ de ce qu’on appelle aujourd’hui la théorie de l’intermédialité.
Le concept d’intermédialité, proposé dans les années 1980 par Jürgen Müller, a connu récemment une fortune inattendue. Dans la longue mise au point théorique qui clôt le dossier, Jürgen Müller invite à la fois à la critique et à la prudence. Tout en réaffirmant la thèse selon laquelle les médias ne doivent pas être considérés comme des phénomènes isolés mais comme des processus, il met en garde contre la tentation de faire de la théorie de l’intermédialité un système globalisant (une « théorie des théories des médias »), mais souligne en revanche, à travers l’esquisse d’une archéologie du concept, les ressources qu’offre cette nouvelle approche pour « repenser les histoires des médias ».


Gilles Delavaud, Université de Paris 8
Thierry Lancien, Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3

L'action audiovisuelle extérieure de la France

L’action audiovisuelle extérieure de la France
In Francophonie et mondialisation
HERMES n°40
2004



Pour tenter d’analyser l’action audiovisuelle extérieure de la France en matière de télévision, nous retiendrons la période qui va de 1984 aux développements plus récents concernant le projet d’une chaîne française internationale d’information. Ce découpage est dû au fait que c’est en 1984 que fut lancée la chaîne francophone TV5 et que semble s’être mise en place une action audiovisuelle extérieure d’une certaine envergure. Ceci est à mettre en rapport avec le fait que les technologies satellitaires rendaient désormais possibles les diffusions transnationales et que le paysage audiovisuel international commençait à changer.

Cohérence ou puzzle ?

Ce qui frappe tout d’abord à l’examen de la période dont il vient d’être question, c’est l’important nombre de rapports qui ont été demandés par les gouvernements successifs sur la question que nous examinons. Les rapports officiels sont au nombre de sept , sans compter une myriade de prises de position, elles aussi officielles, de personnalités politiques et de responsables de l’audiovisuel. Si l’on ajoute à cela, le fait que chacun de ces rapports correspondait à une alternance politique, on pourrait croire que l’action audiovisuelle extérieure de la France (désormais AVEF) aura été durant la période écoulée à la fois très politisée et très instable.

En fait, l’examen des rapports et des politiques mises en place amène à nuancer très nettement cette impression.
D’abord parce que certains vecteurs de cette action ont perduré durant ces vingt années . Il en va ainsi de la chaîne francophone TV5 qui, tout en étant critiquée par à peu près tous les rapporteurs, s’est petit à petit renforcée pour devenir la colonne vertébrale du dispositif, ce qui n’a d’ailleurs pas été sans poser des problèmes que nous examinerons ultérieurement.
Ensuite parce que les mesures prises au fil des rapports se sont plus traduites par des phénomènes d’empilement que par de réelles ruptures. La banque de programmes CFI (Canal France International) est par exemple venue s’ajouter au dispositif en 1989 à la suite du rapport Decaux de même que le Conseil audiovisuel extérieur de la France (aussi en 89). Ces empilements ont pu d’ailleurs donner lieu ensuite à des phénomènes de doublons comme ce fut le cas pour CFI qui, en cherchant à devenir une télévision à part entière, fit concurrence à TV5. Plus que par des suppressions, les mesures se sont donc traduites par des ajouts. C’est ce qui explique que beaucoup d’observateurs ont perçu l’action de la France comme désordonnée et peu cohérente.
Enfin parce que les rapports ne présentent pas des options qui seraient très marquées politiquement et ce en dehors de la question de l’information. Dans ce domaine en effet, les auteurs des rapports demandés par des gouvernements de gauche (Rapports Decaux, Imhaus, Pomonti) se sont montrés sensibles au fait que l’information sur TV5 devait être développée, enrichie mais surtout diversifiée et ce dans une perspective francophone, tandis que les auteurs des rapports commandés par des gouvernements de droite (Péricard, Balle, Cluzel, Baudillon) défendaient la création d’une véritable chaîne française internationale d’information.
Il s’agit là d’une différence importante que l’on retrouve ces derniers mois avec le projet de création d’une chaîne d’information française internationale.

Plus stable et moins politisée qu’on n’aurait pu le croire, l’AVEF s’est organisée autour de deux grands axes, une diffusion d’inspiration plutôt culturelle (TV5) côtoyant à partir de 89 une politique audiovisuelle à préoccupations plus géopolitiques (CFI), ces deux courants étant étroitement liés aux questions de la francophonie. De manière plus souterraine, deux visions de l’information transparaissaient dans les rappports officiels et c’est l’une d’entre elles, plus politique, française et non pas francophone qui semble l’emporter aujourd’hui.

Une vision culturelle de la diffusion audiovisuelle

Dans les années 80, la diffusion de programmes audiovisuels (autres que ceux présents sur TV5) se faisait sous la tutelle du ministère des affaires étrangères, à travers l’envoi de cassettes aux différentes ambassades qui les proposaient ensuite aux chaînes locales. Cette action dite « diffusion culturelle » se faisait gratuitement et concernait des programmes libres de droit destinés à des pays non solvables. L’autre caractéristique importante était que ces programmes, destinés à diffuser notre langue et notre culture, étaient en langue française, ce qui limitait leur pénétration à des pays francophones. Cette situation pouvait bien sûr étonner, à l’heure où, comme le signalait le rapport Péricard (Pericard, 1987), nos voisins allemands ou anglais proposaient des programmes quelquefois doublés en cinq langues et déjà transmis par satellite.
La gratuité, le monolinguisme et le caractère généraliste des programmes nous semblent en tout cas être des paramètres importants dans l’AVEF. On peut faire l’hypothèse qu’ils sont à rattacher à tout un courant de pensée qui, depuis la fin du dix neuvième (création des Alliances françaises, puis des Instituts français avant et après la deuxième guerre mondiale), considère que la France a une mission (l’un des réseaux parallèle aux Alliances ne s’appelera-t-il pas Mission laique française ?) consistant à diffuser sa langue et sa culture et ce dans un esprit de service public qui est bien représenté par le très important réseau des services culturels des ambassades de France. Pour comprendre l’AVEF de ces vingt dernières années, il faut la resituer dans ce contexte où le ministère des affaires étrangères joue un rôle considérable puisqu’à travers sa direction générale de la coopération internationale et du développement (DGCID) et plus précisément sa direction de la communication, c’est lui qui pilote la plupart des actions audiovisuelles et qui finance la part française de TV5 . Le ministère est donc ici opérateur et surtout imprime l’action audiovisuelle de toute sa culture de la diffusion telle que l’avons envisagée.
Les différents rapports évoqués ci-dessus ont tous pointé le manque d’audace économique de l’AVEF et les dangers du monolinguisme, en sous estimant peut être le poids institutionnel mais surtout culturel du ministère des affaires étrangères par rapport à ces questions.

La question francophone

La question de la francophonie est au cœur de l’AVEF puisque le choix de la partie la plus importante du dispositif fut, avec TV5, celui d’une chaîne francophone (Chatton, Mazuryk Bapst, 1991) . L’idée de cette chaîne est née au ministère des affaires étrangères, en 1982 (Bonnet, 90), alors que les satellites de transmission directe commençaient à transporter des chaînes à vocation internationale. Plutôt que d’adosser la nouvelle chaîne française internationale (lancée en 1984) au groupe des chaînes publiques (comme devait le faire quelques années plus tard la BBC), la France décida alors de mettre en place un consortium francophone réunissant cinq chaînes européennes : TF1, Antenne 2, FR3, la RTBF (chaîne belge francophone) et la SSR (Télévision suisse romande). Ce consortium fut rejoint deux ans plus tard par un autre consortium réunissant des médias audiovisuels québécois et canadiens .
Critiquée par à peu près tous les rapports, TV5 n’a pourtant cessé de prendre de l’ampleur jusqu’à diffuser aujourd’hui, grâce à différents satellites et sept signaux, sur cinq grandes zones géographiques : l’Afrique, l’Amérique latine, l’Asie, l’Europe et le Québec-Canada.
Cela ne permet pas pour autant à la chaîne d’échapper à cette situation paradoxale qui fait qu’elle semble être à la fois le fleuron de l’AVEF et en même temps son principal handicap. Fleuron parce qu’elle est la pièce maîtresse du dispositif qu’on critique sans oser l’attaquer frontalement, handicap parce qu’elle semble empêcher de prende d’autres initiatives.
A partir de là, comment expliquer que cette chaîne n’ait toujours pas réussi à échapper au reproche de manque d’identité qui lui est fait depuis vingt ans.

On notera tout d’abord que TV5 est née au sein du ministère des affaires étrangères et qu’elle a donc été elle aussi marquée au moins à ses débuts, par une culture plus diplomatique qu’entrepreneriale. Le maintien à sa tête pendant près de quatorze ans d’un diplomate du Quai d’Orsay est à cet égard intéressant même si sous l’influence des rapports Péricard (Péricard 87), Decaux (Decaux, 89) et Balle (Balle, 96), la chaîne s’est professionnalisée et a noué au fil des années des accords avec des partenaires publics comme privés. La contribution financière de la France à TV5 dépend d’autre part toujours de la direction de la communication du ministère des affaires étrangères, ce qui n’est pas sans peser dans la politique de la chaîne et dans le statut symbolique qu’elle a auprès de l’état et de ses partenaires.
L’héritage de cette vision diplomatique de la diffusion culturelle version quai d’Orsay que nous évoquions précédemment, peut sans doute expliquer certaines des caractéristiques de la chaîne qui sont peut être en même temps ses handicaps. Elles concernent le public, la programmation, la production et la question linguistique.

Le premier handicap de la chaîne tient certainement à l’extrême hétérogénéité des publics visés. A lire les responsables successifs de la chaîne et même les ministres de tutelle , TV5 devrait toucher aussi bien les vrais francophones, ceux qui ne le sont que partiellement , les francophiles mais aussi les « téléspectateurs qui s’intéressent à la France ». Si l’on ajoute à ces publics, les enseignants de français (qui semblent d’ailleurs être le public le mieux identifié et le plus stable ) et les Français expatriés, on comprendra bien qu’il est difficile de contenter tout le monde et d’avoir une forte identité de programmation. On constatera aussi que la notion de francophonie est peut être un habillage facile qui permet de masquer le flou de la chaîne en terme de public cible. La francophonie recouvre en effet elle même des communautés très diverses sur le plan politique et culturel et cette diversité ne semble pas être prise en compte réellement par la chaîne.

La programmation de TV5 présente son deuxième handicap. En effet même si la chaîne a petit à petit mis en place des grilles de programmes en partie spécifiques à chacune des grandes régions du monde où elle diffuse, elle a tenu à rester généraliste. Là encore, on peut sans doute y voir un héritage de la politique de « diffusion culturelle » qui consistait à proposer des documents relatifs à l’actualité culturelle française sous ses différents aspects. Dans cette tradition, la chaîne est alors beaucoup plus envisagée comme une vitrine de la France (à côté des programmes des autres partenaires francophones), que comme un vecteur de diffusion spécifique . Le cas de TV5 Europe est à cet égard intéressant, puisque cette chaîne régionalisée est elle aussi restée généraliste dans un paysage audiovisuel européen où le succès semble plutôt aller à des chaînes thématiques, qui réunissent comme le fait remarquer François Mariet (Mariet, 1996) des téléspectateurs autour de « micro cultures », musicales ou sportives par exemple.

Le troisième handicap tient évidemment au fait que TV5 n’a pas de moyens financiers pour des productions spécifiques. Ce sont donc des reprises des différentes chaînes partenaires qui sont proposées à un téléspectateur non seulement hétérogène mais aussi « tiers », selon l’expression de Florence Gaillard (Gaillard, 1991). Cet auteur fait en effet remarquer qu’à part les téléspectateurs français expatriés, les autres téléspectateurs de TV5 sont amenés à regarder des programmes qui n’ont pas été conçus pour eux. On peut faire l’hypothèse que si cette situation n’est pas problématique pour des genres de programmes qui se transnationalisent facilement, comme le cinéma ou certains types de documentaires, il n’en va sans doute pas de même pour des émissions comme des débats, des magazines de société ou même des talk shows dans lesquels aussi bien dans le dispositif télévisuel même de l’émission que dans ses thèmes vont venir s’imprimer des particularités culturelles fortes. On touche là à la question de savoir ce qui est interprétable par un téléspectateur qui regarde des émissions produites dans un autre espace culturel que le sien.
A cet égard l’argument francophone avancé par la chaîne ne résout à notre avis pas la question de l’hétérogénéité des publics et de leurs contextes culturels de réception. Si la chaîne est francophone parce qu’elle additionne des programmes en langue française produits par la France et ses partenaires (suisses, belges, québécois et canadiens), cela ne revient pas pour autant à rende compte de la diversité culturelle des pays de réception. Font exception certaines émissions d’information (revue de presse francophone), ou encore de rares magazines produits par la chaîne et dans lesquels sont proposées des approches plurielles de phénomènes d’ailleurs plus souvent culturels que sociétaux .

A l’option généraliste, fait pendant l’option linguistique qui consiste à diffuser en français. Là encore la dimension francophone de la chaîne est invoquée pour défendre ce choix. Cette question sépare depuis vingt ans ceux qui pensent qu’il vaut mieux diffuser moins de productions culturelles mais en français, de ceux qui pensent qu’il vaut mieux exporter des programmes traduits. Les auteurs des rapports quant à eux concluent la plupart du temps que c’est plutôt aux opérateurs privés de s’occuper de l’exportation de programmes traduits, tandis que TV5 doit assumer son monolinguisme et sa dimension francophone.


L’information : de la mosaique à une chaîne spécifique

La question de l’information traverse toute l’histoire de l’AVEF et est abordée par tous les rapporteurs à travers un jeu de balancier qui va d’une conception franco-française de l’information, à une conception plus francophone et polyphonique.

C’est à ce deuxième courant qu’il faudrait rattacher TV5 dont les responsables se sont efforcés de mettre petit à petit au point un dispositif d’information qui puisse prendre en compte la variété des publics précédemment évoqués et donc leur diversité culturelle.
Ainsi à la mise bout à bout de journaux télévisés émanant des différentes chaînes partenaires, a succédé dans les années 90, une formule consistant à diversifier les dispositifs, en présentant d’un côté des flashes d’information en infographie très neutres et référentiels et de l’autre un journal télévisé produit par la chaîne. Celui-ci avait la particularité d’accueillir pendant vingt minutes un invité du monde francophone qui commentait l’actualité présentée dans le journal. TV5 cherchait donc ainsi à atteindre ses différents publics, soit en effaçant le plus possible énonciation et médiation (les flashes et les infographies), soit en assumant au contraire pleinement la médiation pour rendre l’information plus facilement interprétable . Le traitement de l’information n’en resta pas moins un problème constant pour les responsables de TV5 qui envisagèrent un moment (en 98, à la suite du rapport Pomonti) de proposer un point de vue plus européen à travers la reprise, voire l’adaptation, de journaux télévisés d’Euronews ou d’Arte. La formule retenue aujourd’hui consiste à multiplier les rendez vous d’information en en variant les modalités énonciatives et les contenus (journaux télévisés, flashes, infographies, reprises régionales, émissions de géopolitique ).
Le courant franco-français est lui représenté par des acteurs et des rapporteurs comme Michel Péricard (dès 1987) ou plus récemment Jean-Paul Cluzel, Directeur général de RFI, qui dans son rapport de mai 97 plaidait pour la création d’une chaîne française internationale d’information, baptisée ensuite par les médias « CNN à la française ». Si les ministres de gauche de la cohabitation ont été assez peu sensibles à cette idée, elle sera reprise par Jacques Chirac en 2002 devant le Haut conseil à la Francophonie, ce qui est tout à fait paradoxal puisque la future chaîne est présentée par les acteurs de ce dossier comme française plutôt que francophone .
Si la perspective francophone semble laissée de côté, c’est semble-t-il par ce qu’une visée géopolitique d’ampleur l’emporte sur une conception plus culturelle limitée aux seuls pays de la francophonie.
L’action audiovisuelle est alors envisagée en termes d’influence directe et cette attitude n’est pas sans rappeler la politique menée par l’ex ministère de la ccoopération à travers la banque de programmes, Canal France International. Créée en 1989, sur les recommandations du rapport Decaux, cette banque permettait l’envoi de programmes télévisés à des pays africains, interlocuteurs habituels du ministère de la coopération. Le souci d’une présence télévisuelle à visée géopolitique se fit encore plus net lorsqu’après la chute du mur du Berlin, CFI décida de diffuser aussi ses programmes auprès des pays de l’ancienne Europe de l’Est.
Devenue télévision à part entière (pour cesser d’émettre en décembre 2003), CFI entra quelque peu en concurrence avec TV5 mais surtout elle incarnait à notre avis une autre conception de l’action audiovisuelle qui se retrouve peut être dans les projets d’aujourd’hui à la différence importante près que CFI a encouragé et permis un certain nombre de coproductions avec les pays partenaires ainsi que la diffusion de certaines de leurs émissions.


La voix de la France

A partir de là, il reste à savoir ce que va recouvrir le principe d’une télévision française internationale. Si l’on en croit les acteurs d’un dossier complexe et très politique , il s’agirait d’une sorte de voix de la France, susceptible de rivaliser avec CNN et la BBC pour « présenter le point de vue de la France sur les évènements internationaux » .

Cette conception de l’information qui relève d’une stratégie politique et d’influence rompt nettement avec les options retenues jusqu’à maintenant par TV5. Le choix du plurilinguisme (la nouvelle chaîne émettrait en quatre langues), le montage privé-public (France-télévisions et TF1) relèvent eux aussi d’une réorientation radicale par rapport aux traditions francophone et de service public analysées précédemment. Le public visé n’est d’ailleurs plus envisagé comme celui de la francophonie, mais comme celui de « décideurs » appartenant à des élites politiques.

Au delà de ces profondes transformations, il reste à savoir si la « rationalisation du secteur de l’AVEF » souhaitée par le ministre des affaires étrangères et celui de la culture se traduira par l’abandon de toute action dans le domaine de l’information francophone. Information qui aurait pourtant le mérite de permettre la mise en débat international de sujets politiques et sociétaux qui n’arrivent jamais à remonter dans les grands médias occidentaux.

Le projet actuel a l’apparence de la cohérence puisqu’il cherche à recentrer l’information qu’il propose au niveau international autour d’un point de vue sur le monde, celui de la France. Il échappe du même coup à cette espèce d’utopie qui consiste à croire qu’il est possible de diffuser à l’échelle planétaire une information qui serait universelle (Wolton, 1991).

A travers ce point de vue « franco centré », il ne faudrait pourtant pas que soit sous estimé le fait que la réception culturelle de télévisions transnationalisées ne peut sans doute se faire intelligemment que si elle permet une zone de partage, une relation régulée entre ce que Louis Porcher (Porcher, 1994) appelle le patrimonial et le transculturel. Pour cet auteur le patrimonial renvoie à des pratiques et des rerésentations culturelles locales, singulières et enracinées tandis que le transculturel les dépasse, notamment dans la fréquentation médiatique.
A négliger cela, on risquerait fort de renforcer les murs médiatiques des hégémonismes.