vendredi 15 février 2013

Cinéma, interculturel et expériences spectatorielles


Cinéma, interculturel et expériences spectatorielles


A paraître dans :
Joly M, Lancien Th., (dir) Formation à l’image et interculturel, Presses universitaires de Bordeaux, 2011
  
Il est possible d’éclairer les rapports entre cinéma et interculturel selon différents points de vue. Celui qui porte sur le réalisateur, sur ses intentions, celui qui considère les contenus en termes de genres, d’écoles, de thématiques et enfin celui qui privilégie la réception. Comme nous le verrons, aucun de ces points de vue n’est exclusif des autres ; ils sont même en interdépendance.
 Dans le cadre de cet article, nous allons surtout privilégier le point de vue centré sur le spectateur, sa posture, sa relation, son expérience par rapport au film. Le terme d’expérience a ici son importance car il permet d’insister sur le fait que dans le domaine interculturel, la relation du spectateur à un film relève d’un engagement, d’une confrontation qui sont sans doute à rapprocher de l’expérience du voyage dans ses dimensions ontologique, sensible, physique et nous reviendrons largement sur cette analogie.

Avant d’envisager quelles peuvent être les grands types de relations spectatorielles dans un cadre interculturel, nous voudrions partir d’un film qui pose à notre avis de manière radicale et magistrale la question du dialogue interculturele au cinéma que ce soit au niveau des personnages comme à celui du spectateur.

Stromboli : l’impossible dialogue intercuturel

  En termes d’expérience proposée au spectateur, le cinéma rossellinien  a quelque chose d’exemplaire puisque Rossellini nous y propose d’accompagner les personnages plus que de les mettre en scène.

Dans son œuvre, « Stromboli » nous semble représenter un cas particulièrement intéressant. Le film permet en effet de rencontrer quelques unes des thématiques (traversée, marche, engagement du corps) propres à la question interculturelle au cinéma et il constitue un exemple de choc culturel, de dialogue interculturel impossible.

L’on sait que Rossellini était intéressé par la question du choc des cultures et ce à travers différentes figures comme la guerre, le voyage, l’exil, le déplacement.
Cinq de ses films (Stromboli, Europe 51, Voyage en Italie, Jeanne au bûcher, La Peur) sont ainsi nés de la confrontation d’un corps nordique formé à l’interprétation hollywoodienne inséré dans la culture et les paysages italiens. En ce qui concerne Stromboli, si l’on souhaitait résumer le fim d’une phrase, l’on pourrait dire qu’il nous montre l’exil d’une actrice étrangère dans l’hostile terre de Dieu. Ce déplacement du corps étranger va devenir pour les habitants de l’île une figure scandaleuse qui rendra impossible le dialogue culturel.

Mais avant de revenir sur cette question, il faut souligner la profonde originalité de Rossellini qui propose au spectateur une place, une posture particulières. Le terme d’expérience employé précédemment prend ici tout son sens. En refusant tout scénario au sens de scénarisation holywoodienne[1], Rossellini nous propose en effet d’accompagner les personnages, et de faire notre apprentissage de cette traversée des cultures en même que le personnage de Karin tente de le faire. Il faut ici noter que la mise en scène vient faciliter cette sorte de « co-présence » en commençant très souvent par un gros plan auquel succède un mouvement d’appareil qui suit l’acteur et nous permet de découvrir le décor avec lui. Les plans séquences de déambulation dans l’île jouent le même rôle.

Si « Stromboli » est exemplaire d’une thématique interculturelle, c’est bien parce que le film nous propose de suivre Karin dans une tentative d’apprentissage d’une culture qui se fait à différents niveaux.
Celui de la traversée tout d’abord. Du continent à l’île, mais aussi à travers la longue traversée de Stromboli, c’est le corps qui est engagé. La marche occupe une place centrale dans le film. Elle pourrait être rencontre, traversée des apparences et déboucher sur la compréhension d’autrui mais petit à petit elle va plutôt devenir errance. Karin bute ainsi sur des hommes, des murs.
La confrontation avec le monde animal, perçu comme fascinant mais aussi énigmatique constitue le second niveau du choc culturel. La célèbre scène de la pêche au thon est à cet égard exemplaire puique la caméra nous montre l’héroine effaryée par la cruauté de cette pêche et par le spectacle de la  mort.
C’est ensuite la langue qui occupe une place centrale dans l’expérience que va vivre Karin. La question se pose dès qu’elle rencontre le curé à son arrivée sur l’île.  D’ailleurs à l’étrangeté linguistique, s’ajoute l’énigme des rites puisque Karin demande à Roberto pourquoi il vient de baiser la main du curé. De nombreuses scènes du film vont ensuite nous montrer Karin confrontée à des rites, des façons de vivre qu’elle ne comprend pas ou qu’elle refuse. Il en va par exemple ainsi de l’opposition entre vie communautaire et vie personnelle et là encore le dialogue interculturel semble impossible.
Le dernier niveau qui pose le plus de questions est évidemment celui du spirituel. Tout se passe en effet comme si Rossellini voulait signifier que la différence entre les cultures est irréductible et qu’elle n’est dépassable que grâce à Dieu. On sait pourtant que la fin du film contient une part d’indécidable quant au destin de Karin et l’on peut se demander si Rosellini ne suggère pas aussi que la question interculturelle n’a pas vraiment de réponse. En tout cas, le fait que l’interculturel est ici partie liée avec le sprituel, la métaphysique, ne nous étonne pas et nous verrons plus tard que la posture interculturelle pose des questions de cet ordre.

INTERCULTUREL et POSTURES SPECTATORIELLES

         Si Stromboli nous montre de manière magistrale comment le spectateur peut être impliqué dans le parcours d’un personnage qui n’arrive pas à résoudre la question de l’altérité, nous voudrions examiner maintenant quelles sont les différentes postures que peut choisir le spectateur par rapport à cette question. Pour cela, nous en ditinguerons trois : celle de l’exote, de l’hôte et de l’interprétant.

1) L’exote : éloge de l’étrangeté et de l’altérité

Pour caractériser le premier type de relation que le spectateur peut entretenir avec un cinéma « étranger », c’est vers Segalen que nous allons nous tourner. L’écrivain, poète, explorateur qui est aujourd’hui largement redécouvert[2], a théorisé cette question dans son traité sur l’exotisme[3] à travers la notion d’exote. Pour lui, l’exote « est celui qui préserve une distance, qui cherche à maintenir de l’étrangeté tout en se délectant de la différence ». Selon Segalen, il y aurait donc une étrangeté radicale, fondamentale qu’il ne faudrait surtout pas chercher à abolir dans une sorte de fusion ou de compréhension trompeuses. Pour Segalen, il ne faut pas être dupe d’une espèce d’identité ou de ressemblance que l’on aurait aux autres.
       Cherchant à comprendre ce qui se joue de fondamental dans le voyage, les différences culturelles et leurs signes, Jean Baudrillard[4] a repris la posture de Segalen pour revendiquer à son tour ces maîtres mots d’altérité, d’étrangeté, d’incompatibilité. Après avoir salué l’apport de Segalen, Baudrillard écrit à son tour : « il me semble que l’altérité radicale c’est de savoir qu’à un moment donné, on ne comprendra pas l’autre et que c’est bien comme ça. Il faut maintenir l’incompatibilité entre les choses pour qu'elles gardent chacune leur intensité ».

       Avant d’en venir au rapprochement qui peut être fait avec l’expérience spectatorielle du cinéma, il est possible d’évoquer un autre auteur, lui aussi intéressé par l’altérité et la résistance du sens. Dans l’Empire des signes[5], Roland Barthes ne prétend pas écrire un livre sur le Japon qui chercherait à nous faire comprendre le Japon car cela reviendrait selon lui à  « acclimater notre inconnaissance par des langages connus ». Comme l’indique Mona Cholet[6] ce qui intéresse Barthes, à partir de traits observés dans la rue, dans le théâtre, le graphisme, la nourriture, sur les visages, c’est de « flatter l’idée d’un système symbolique inouï, entièrement dépris du nôtre. » L’Empire des signes procure donc un dépaysement mental, une « déprise » du type de celle que recherchaient Segalen ou Baudrillard.

       Si le rapprochement entre l’expérience du voyage et celle du cinéma nous paraît possible, c’est parce que ce dernier lui aussi nous met en contact avec un univers de signes visuels qui peut relever de cette « étrangeté » dont il vient d’être question. Si Segalen ne limite d’ailleurs pas l’expérience de l’exotisme au voyage, il note pourtant : « Il n’est pas nécessaire pour obtenir le choc de l’exotisme et donc de l’étrangeté de recourir à l’épisode périmé d’un voyage mais l’épisode et la mise en scène du voyage, mieux que tout autre subterfuge, permettent ce corps à corps brutal, rapide, impitoyable, et marquent mieux chacun des coups ». Le terme de « mise en scène » retient évidemment l’attention et de son côté Baudrillard[7] évoquant ses voyages en Amérique parle d’ « une sorte de travelling dans une planète tout à fait différente ». Ces termes soulignent la prise en compte par leur auteur de la dimension sémiotique de notre perception de mondes étrangers.

            Si l’expérience de l’étrangeté totale a été vécue par Barthes surtout au Japon et par Baudrillard en Amérique, sans parler de Segalen et de la Chine, on peut évidemment se demander si certains cinémas étrangers, voire certains genres, ne favoriseraient pas cette « impénatribilité » revendiquée par nos auteurs. On peut penser au cinéma asiatique, par exemple coréen, et à des films comme « Printemps, été, automne, hiver, printemps » de Kim Ki-Duc qui tant au niveau de leur contenu que de leur esthétique jouent pour nous sur cette « déprise » dont parle Barthes. Dans le film de Kim Ki-Duc, un maître zen vit au milieu d’un lac avec son disciple. La symbolique des animaux peut nous échapper complètement. L’auteur de l’Empire des signes ne loue-t-il pas d’ailleurs le zen ou encore les haikus comme facilitant une espèce de déshérence de la signification.

       La relation de Baudrillard aux Etats Unis amène aussi à envisager un certain cinéma américain sous l’angle de l’exotisme radical. Le désert est ainsi envisagé par lui comme « une dénégation extatique de toute culture ». L’expérience vécue alors se situe quelque part au delà du sens, comme l’expérience de Barthes au Japon. Dans un texte intitulé « Voyage sidéral », Baudrillard[8] écrit : « Là l’espèce de travelling américain ne prend même pas la force des signifiants, mais c’est presqu’encore plus étonnant. Et pour nous c’est étrange, car nous sommes habitués à faire signifier les choses, à leur donner une destination. Et l’on se trouve tout à coup délestés, à la fois soulagés de cette obligation, parce que donner du sens aux choses, c’est une sacrée obligation et c’est très pesant ».
       Le « road movie », souvent envisagé sous l’angle interculturel[9], représenterait alors bien   cette expérience de l’exote pour les personnages qui en sont les héros comme pour le spectateur. L’impénétrabilité peut donc  être revendiquée comme provoquant le vrai choc émotif, énergétique, perceptif, sensible.

       Il est tentant aussi de considérer les versions originales des films à travers une problématique de l’exotisme. Là encore, Barthes dans l’Empire des signes a souligné toute la fascination qu’il pouvait y avoir à être en contact avec une langue inconnue et le spectateur tire sans doute une jouissance particulière de ce rapport qui se fait au delà du sens, de la signification.

                           On l’aura compris, mettre en avant comme nous l’avons fait une réception sous le signe de l’exotisme radical, semble bien aller à l’encontre des efforts faits, notamment dan le cadre éducatif, pour favoriser l’échange interculturel. Il est pourtant intéressant de constater que certains sociologues spécialistes de ces questions s’étonnent que l’on puisse nier aujourd’hui l’exotisme et laisser croire du même coup en une éthique universelle des rapports interculturels. Dans « L’effet transculturel », Henri-Pierre Jeudy[10] se demande si la négation de l’exotisme, condamné au nom d’un colonialisme qu’on croit révolu, n’entraine pas une désincarnation de toute réflexion sur la diversité culturelle. Pour lui cette dernière ne serait alors « pensée que sous la forme d’une taxinomie des différentes cultures dans l’espace sans frontières de la globalisation ».


2) L’hôte ou la posture d’hospitalité

Si l’exotisme permet d’envisager un certain type de relation interculturelle au cinéma, il n’est pas question pour nous d’en généraliser la portée même si elle nous semble essentielle. Les relations dont il est ici question doivent plutôt être envisagées comme diverses, mobiles et relevant aussi bien des attitudes, goûts, attentes des spectateurs que des propositions qui nous sont faites par les réalisateurs.
C’est bien pourquoi après l’examen de cette relation assez radicale qui est celle de l’exotisme, nous voudrions envisager une autre relation qui est à situer dans un autre courant de la communication interculturelle. La notion d’altérité y occupe une place centrale et est alors pensée comme une différence absolue qui implique en même temps une conscience permanente de la reconnaissance de l’autre en tant qu’autre.
Si chez des philosophes comme Sartre ou Lévinas, on trouve l’idée que
l’autre ne peut se constituer en nous, un penseur comme René Scherer[11] avance au contraire l’idée d’une altérité inscrite dans la consitution du « moi ». Pour qu’il y ait « rencontre d’un vis à vis, réciprocité, échange », il est nécessaire pour Scherer que soit forgé en nous un a priori de rencontre, une forme d’accueil, une structure d’hospitalité[12].
Cela suppose aussi une démarche paradoxale qui permet d’accepter l’autre comme semablable et différent. Semblable, c’est en effet admettre que l’altérité n’exclut pas la similtude ; c’est le considérer comme appartenant à la même humanité que soi ; c’est lui enlever son statut d’objet pour le considérer comme sujet. Différent : c’est relativiser son propre système de valeurs ; c’est concevoir qu’il puisse y avoir d’autres références, d’autre habitudes que les siennes ; c’est éviter d’interpréter les comportements de l’étranger dans son propre langage pour tenter de comprendre la signification qu’ils revêtent pour lui même.
Alors que l’exote préfère garder ce que Baudrillard appelle la « distance sidérale », l’hôte va au contraire tenter d’approfondir la dialectique de la différence et de la ressemblance.
Comme pour l’exotisme, cette posture d’hospitalité nous semble transférable à la relation que le spectateur peut entretenir avec un film étranger à sa culture d ‘origine et nous allons prendre l’exemple d’une installation proposée par le cinéaste iranien Kiarostami.

« Looking at Tazieh » : écarts et reconnaissance

            Présentée en 2004 à Bruxelles puis en 2007 à Beaubourg, l’installation « Looking at Tazieh » proposait aux spectateurs un dispositif original. Au centre, un écran de télévision diffusant les images d’une représentation rituelle iranienne qui célèbre chaque année la mort violente du petit fils du prophète lors d’une bataille. De chaque côté de cette télévision, deux écrans géants sur lesquels apparaissaient les visages des spectateurs (d’un côté les femmes, de l’autre les hommes) filmés en gros plan et traduisant avec violence, leurs émotions.
         La force du dispositif, ainsi décrit, vient du fait qu’il est au service d’un contexte culturel extrêmement complexe. La représentation du drame historique renvoit en effet à un événement qui marque dans l’histoire de l’Islam le point de rupture entre les chiites et sunnites. Peu connu du spectateur occidental, le thème de ce combat au rituel d’autre part assez hermétique pose une question que Marie-José Mondzain a parfaitement soulevée. Dans les Cahiers du cinéma[13], elle écrit en effet : « Quelle place faire dans ma mémoire comme dans ma vie présente à un drame inscrit dans une culture qui m’est entièrement étrangère, présenté qui plus est, dans une langue pour moi inconnue ? ».
            En posant cette question, Marie-José Mondzain nous situe clairement du côté de la problématique de l’hospitalité théorisée par Scherer. Et là où intervient le cinéaste qui prend lui même en charge un tel projet, c’est en nous rendant co-présents, co-sensibles des réactions de douleur, de peur, d’émotion des spectateurs montrés sur les deux écrans. C’est bien pourquoi Marie-José Mondzain peut écrire : « Voir le Tazieh fut, pour la plupart ce jour là, l’expérience de ce que peut signifier en français le verbe assister. Etre présent dans une proximité imaginaire avec l’autre, dans ce qu’il a de plus lointain et en vérité si proche. (…) La culture apparaît ici comme ce qui dans le respect des écarts, produit une relation de reconnaissance universelle entre les sujets. L’émotion n’est pas un sol originaire ou naturel qui ferait fusionner ceux que tout sépare, elle est au contraire la figure intime de ce qui se joue au cœur des gestes d’art : l’universalité d’une condition partagée dans la communauté créée par le spectacle ».
         Dans un court métrage réalisé pour le film « Chacun son cinéma » de Gilles Jacob[14], Kiarostami aborde à nouveau la question de la réception interculturelle et ce de manière directe. Le petit film nous montre en effet, les uns après les autres, des visages de femmes iraniennes, émues, quelquefois en pleurs, les yeux fixés sur un écran qui reste en hors champ tandis que l’on entend seulement dans un anglais impeccable, les dialogues de Roméo et Juliette. Il y a donc ici comme une sorte de mise en abîme de la réception interculturelle. Celle du spectateur du film de Kiarostami qui vit  une première expérience de partage, celle ensuite des spectatrices du film de Roméo et Juliette  qui expérimentent cette « universalité » de l’émotion évoquée par Marie-José Mondzain.

3) L’interprétant


Après avoir évoqué les postures de l’exote ou de l’hôte, il convient d’aborder un troisième type de relation, sans doute plus classique, et que l’on pourrait appeler celle de l’interprétant.
L’interprétation suppose de  décrire ce qui se passe en termes rationnels dans le repérage des différences culturelles. Il s’agit notamment de favoriser les opérations de saisie d’indices, d’identification et de caractérisation puis d’interprétation.
C’est largement tout le courant actuel de l’approche interculturelle en milieu éducatif, associatif qui est aussi très présent dans les approches de l’image et plus précisément du cinéma.

De nombreux auteurs[15] invitent par exemple à être attentifs dans le contact interculturel aux mécanismes socio-cognitifs mobilisés fâce à l’altérité. Ils considèrent ainsi que la relation interculturelle suppose un parcours qui va de la perception au jugement et à l’interprétation. Dans ce parcours, divers éléments vont être des freins ou au contraire des facilitateurs de compréhension et de reconnaissance. On peut par exemple distinguer différents types de perceptions. La perception d’une différence sans pouvoir la rapporter à aucune référence qui est alors génératrice d’inquiétude d’angoisse dans la communication interpersonnelle ; de rejet, d’indifférence dans la relation médiatique. La perception d’une différence avec projection de ses propres références. La perception d’une différence et l’intégration dans le contexte de références auquel il appartient.
Les travaux sur l’interprétation interculturelle vont aussi souligner, le rôle joué dans la perception de l’autre par les effets de catégorisation, les effets de contraste, les effets de stéréotypie ou encore les effets d’assimilation. La catégorisation représente par exemple la tendance à percevoir les autres à travers des catégories d’appartenance et à leur associer des caractéristiques associées à cette catégorie. Les effets de contraste tendent de leur côté à accentuer les différences entre les différentes cultures tandis que les effets de stéréotypie véhiculent des représentations sociales toutes faites et les efffets d’assimilation amènent à accentuer les ressemblances entre les individus de même nationalité.
Si l’approche interculturelle en éducation se propose donc de fournir aux étudiants des outils rationnels pour comprendre la culture de l’autre, il ne faudrait pas que cette approche se fasse, dans le domaine du cinéma, au détriment d’une expérience esthétique, sensible, phénoménologique. Le visionnement d’un film ne peut pas être réduit à son interprétation, fût elle interculturelle. En parlant comme nous l’avons fait d’expérience, nous pensions à Maurice Merleau-Ponty qui envisageait la perception du film comme « une présence au monde  plus vieille que l’intelligence »[16].


Les jeux de la réception
 Considérant notre relation aux images, Georges Didi-Huberman[17] part lui de ce « dessaissisement » qui nous frapperait fâce à toute « image puissante ». Dessaissisement qui remettrait en question, qui suspendrait notre langage, notre savoir préalable et qui suppose qu’un travail de la pensée permette « que devant l’étrangeté de l’image , notre langage s’enrichisse, de nouvelles combinaisons ». Dans le cas qui nous occupe, on pourrait presque parler d’un double dessaisissement ; celui de l’image et celui de son contenu culturel. En rester à ce stade serait une position proche de celle de l’exote revendiquée aussi par Barthes ou Baudrillard.
         Si l’on veut aller plus loin et envisager un « jeu » de la réception qui mobiliserait tour à tour ou de manière croisée la posture de l’exote, celle de l’hôte et celle de l’interprétant, il faut réintroduire dans notre analyse le cinéaste et l’univers qu’il met en place. A travers de grands sujets filmiques, que sont par exemple l’exil, le voyage, l’errance, la traversée ou la frontière, on pourrait alors montrer que certains cinéastes adoptent à travers leur film le point de vue de l’exote, d’autres plutôt celui de l’hôte, d’autres enfin un point de vue plus interprétatif. On pourrait ici citer le cas du documentaire et celui d’Antonioni cherchant à montrer la Chine beaucoup plus qu’à l’expliquer, ou encore de Chris Marker s’interrogeant, dans Lettres de Sibérie, sur ce qu’est le point de vue du documentariste sur une réalité étrangère. Dans une même perspective les genres de films pourraient aussi être interrogés. Que l’on songe par exemple au « road movie » dans lequel le plus souvent les personnages sont aux aussi « dépris » d’eux-mêmes et délaissent le sédentarisme pour se confronter à d’autres expressions culturelles.
En définitive le film serait un double objet interculturel. D’abord parce qu’il va confronter le spectateur à un monde qui lui est plus ou moins étranger, ensuite parce qu’il peut contenir un véritable programme interculturel.

         Pour conclure, il convient de signaler qu’une problématique de l’interculturel dans la relation filmique ne peut pas laisser de côté la question du « métissage » des œuvres comme de leur réception. Tandis que de multiples travaux ont insisté sur le fait que l’identité culturelle devait être appréhendée sous l’angle de sa plasticité,  des chercheurs comme Apadurai[18], Gruzinski[19] et leurs collègues latino-américains ont proposé d’analyser certaines productions culturelles sous l’angle de leurs emprunts à d’autres cultures. En ce qui concerne le cinéma, ce phénomène est moins récent qu’il n’y paraît. L’exposition « Planète métisse » organisée en 2009 au musée du quai Branly montrait par exemple très bien comment dès les années 1950 les films d’action américains et le western italien puisèrent dans les films nippons de Samourai et les arts du Kung fu. Plus tard le cinéma asiatique s’est inspiré de l’imaginaire des Amériques et les manifestations de métissage au cinéma sont de plus en plus importantes comme le signale ici même Marie-Julie Catoir dans son travail sur les images mexicaines ?
         A ce métissage des œuvres correspond une nouvelle configuration de la réception marquée par de nouvelles attentes, de nouvelles représentations. Michel Wievorka[20] a raison de faire remarquer que l’imaginaire personnel et collectif des acteurs est en pleine évolution à l’heure de la mondialisation marquée par une circulation inédite des images.
         Dans les années qui viennent c’est donc à ces phénomènes de métissage, d’échanges qu’il faudra être atttentifs si l’on veut mieux comprendre le fantastique enjeu que représente la relation au cinéma dans le dialogue des cultures.









[1] PHILIPPON A., Stromboli, Les cahiers du cinéma, 410, juillet-août 1988
[2] voir notamment TODOROV T., Nous et les autres, Paris, Seuil, Points Essais 1992
[3] SEGALEN V., Essai sur l’exotisme, Paris, Livre de poche, 1999
[4] BAUDRILLARD J, GUILLAUME M., Figures de l’altérité, Paris, Descartes et Compagnie, 1994
[5] BARTHES R., L’empire des signes, Paris, Seuil, Points Essais, 2005
[6] CHOLET M., La tyrannie de la réalité, Paris, Calmann-Lévy, 2004
[7] BAUDRILLARD J, GUILLAUME M., opus cité
[8] BAUDRILLARD J, GUILLAUME M., opus cité
[9] Le road movie interculturel, Revue Cinéma, vol 18/n° 2-3, Université de Montréal, Printemps 2008,
[10] JEUDY HP, GALERA MC, OGANE N., L’effet transculturel, Paris, L’harmattan, 2007
[11] SCHERER R., Zeus hospitalier : Eloge de l’hospitalité, Livre de Poche et Hospitalités, Paris, Editions de la table ronde, 2005
[12] voir aussi : TODOROV T(dir), Le croisement des cultures, Communications 43, 1986
[13] MONDZAIN MJ., Looking at Tazieh, Les Cahiers du cinéma, Septembre 2007
[14] JACOB G., Chacun son cinéma, DVD, Studio Canal
[15] voir par exemple DEMORGON J, LIPIANSKY EM., Guide de l’interculturel en formation, Paris, Retz, 1999
[16] MERLEAU-PONTY M., Le cinéma et la nouvelle psychologie, conférence faite le 13 mars 1945 à l’Institut des Hautes Etudes cinématographiques, Folio Plus Philosophie, 2009.
[17] DIDI-HUBERMAN G., La condition des images, in Revue Médiamorphoses, n°22, février 2008
[18] APPADURAI A., Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2001
[19] GRUZINSKI S., La pensée métisse, Paris, Fayard, 1999
[20] WIEVORKA M., Neuf leçons de sociologie, Paris, Laffont, 2008

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