Cinéma, interculturel et expériences spectatorielles
A paraître dans :
Joly M, Lancien Th., (dir) Formation à l’image et
interculturel, Presses universitaires de Bordeaux, 2011
Il est possible d’éclairer les rapports entre cinéma et interculturel selon différents points de vue. Celui qui porte sur le réalisateur, sur ses intentions, celui qui considère les contenus en termes de genres, d’écoles, de thématiques et enfin celui qui privilégie la réception. Comme nous le verrons, aucun de ces points de vue n’est exclusif des autres ; ils sont même en interdépendance.
Il est possible d’éclairer les rapports entre cinéma et interculturel selon différents points de vue. Celui qui porte sur le réalisateur, sur ses intentions, celui qui considère les contenus en termes de genres, d’écoles, de thématiques et enfin celui qui privilégie la réception. Comme nous le verrons, aucun de ces points de vue n’est exclusif des autres ; ils sont même en interdépendance.
Dans le cadre de cet article, nous allons surtout
privilégier le point de vue centré sur le spectateur, sa posture, sa relation,
son expérience par rapport au film. Le terme d’expérience a ici son importance
car il permet d’insister sur le fait que dans le domaine interculturel, la
relation du spectateur à un film relève d’un engagement, d’une confrontation
qui sont sans doute à rapprocher de l’expérience du voyage dans ses dimensions
ontologique, sensible, physique et nous reviendrons largement sur cette
analogie.
Avant d’envisager quelles peuvent être les grands types de
relations spectatorielles dans un cadre interculturel, nous voudrions partir
d’un film qui pose à notre avis de manière radicale et magistrale la question
du dialogue interculturele au cinéma que ce soit au niveau des personnages
comme à celui du spectateur.
Stromboli :
l’impossible dialogue intercuturel
En termes d’expérience proposée au spectateur, le cinéma rossellinien a quelque chose d’exemplaire puisque Rossellini nous y propose d’accompagner les personnages plus que de les mettre en scène.
Dans
son œuvre, « Stromboli » nous semble représenter un cas particulièrement
intéressant. Le film permet en effet de rencontrer quelques unes des thématiques
(traversée, marche, engagement du corps) propres à la question interculturelle
au cinéma et il constitue un exemple de choc culturel, de dialogue
interculturel impossible.
L’on
sait que Rossellini était intéressé par la question du choc des cultures et ce à
travers différentes figures comme la guerre, le voyage, l’exil, le déplacement.
Cinq de ses films (Stromboli,
Europe 51, Voyage en Italie, Jeanne au bûcher, La Peur) sont ainsi nés de la
confrontation d’un corps nordique formé à l’interprétation hollywoodienne inséré
dans la culture et les paysages italiens. En ce qui concerne Stromboli, si l’on
souhaitait résumer le fim d’une phrase, l’on pourrait dire qu’il nous montre
l’exil d’une actrice étrangère dans l’hostile terre de Dieu. Ce déplacement du
corps étranger va devenir pour les habitants de l’île une figure scandaleuse
qui rendra impossible le dialogue culturel.
Mais
avant de revenir sur cette question, il faut souligner la profonde originalité
de Rossellini qui propose au spectateur une place, une posture particulières.
Le terme d’expérience employé précédemment prend ici tout son sens. En refusant
tout scénario au sens de scénarisation holywoodienne[1],
Rossellini nous propose en effet d’accompagner les personnages, et de faire
notre apprentissage de cette traversée des cultures en même que le personnage
de Karin tente de le faire. Il faut ici noter que la mise en scène vient
faciliter cette sorte de « co-présence » en commençant très souvent
par un gros plan auquel succède un mouvement d’appareil qui suit l’acteur et
nous permet de découvrir le décor avec lui. Les plans séquences de déambulation
dans l’île jouent le même rôle.
Si
« Stromboli » est exemplaire d’une thématique interculturelle, c’est
bien parce que le film nous propose de suivre Karin dans une tentative
d’apprentissage d’une culture qui se fait à différents niveaux.
Celui
de la traversée tout d’abord. Du continent à l’île, mais aussi à travers la
longue traversée de Stromboli, c’est le corps qui est engagé. La marche occupe
une place centrale dans le film. Elle pourrait être rencontre, traversée des
apparences et déboucher sur la compréhension d’autrui mais petit à petit elle
va plutôt devenir errance. Karin bute ainsi sur des hommes, des murs.
La
confrontation avec le monde animal, perçu comme fascinant mais aussi énigmatique
constitue le second niveau du choc culturel. La célèbre scène de la pêche au
thon est à cet égard exemplaire puique la caméra nous montre l’héroine effaryée
par la cruauté de cette pêche et par le spectacle de la mort.
C’est
ensuite la langue qui occupe une place centrale dans l’expérience que va vivre
Karin. La question se pose dès qu’elle rencontre le curé à son arrivée sur l’île. D’ailleurs à l’étrangeté linguistique,
s’ajoute l’énigme des rites puisque Karin demande à Roberto pourquoi il vient
de baiser la main du curé. De nombreuses scènes du film vont ensuite nous
montrer Karin confrontée à des rites, des façons de vivre qu’elle ne comprend
pas ou qu’elle refuse. Il en va par exemple ainsi de l’opposition entre vie
communautaire et vie personnelle et là encore le dialogue interculturel semble
impossible.
Le
dernier niveau qui pose le plus de questions est évidemment celui du spirituel.
Tout se passe en effet comme si Rossellini voulait signifier que la différence
entre les cultures est irréductible et qu’elle n’est dépassable que grâce à
Dieu. On sait pourtant que la fin du film contient une part d’indécidable quant
au destin de Karin et l’on peut se demander si Rosellini ne suggère pas aussi
que la question interculturelle n’a pas vraiment de réponse. En tout cas, le
fait que l’interculturel est ici partie liée avec le sprituel, la métaphysique,
ne nous étonne pas et nous verrons plus tard que la posture interculturelle
pose des questions de cet ordre.
INTERCULTUREL et POSTURES SPECTATORIELLES
Si Stromboli nous montre de manière magistrale comment le
spectateur peut être impliqué dans le parcours d’un personnage qui n’arrive pas
à résoudre la question de l’altérité, nous voudrions examiner maintenant
quelles sont les différentes postures que peut choisir le spectateur par
rapport à cette question. Pour cela, nous en ditinguerons trois : celle de
l’exote, de l’hôte et de l’interprétant.
1) L’exote : éloge de l’étrangeté et de l’altérité
Pour caractériser le premier
type de relation que le spectateur peut entretenir avec un cinéma « étranger »,
c’est vers Segalen que nous allons nous tourner. L’écrivain, poète, explorateur
qui est aujourd’hui largement redécouvert[2],
a théorisé cette question dans son traité sur l’exotisme[3]
à travers la notion d’exote. Pour lui, l’exote « est celui qui préserve
une distance, qui cherche à maintenir de l’étrangeté tout en se délectant de la
différence ». Selon Segalen, il y aurait donc une étrangeté radicale,
fondamentale qu’il ne faudrait surtout pas chercher à abolir dans une sorte de
fusion ou de compréhension trompeuses. Pour Segalen, il ne faut pas être dupe
d’une espèce d’identité ou de ressemblance que l’on aurait aux autres.
Cherchant à comprendre ce qui se joue de fondamental dans le
voyage, les différences culturelles et leurs signes, Jean Baudrillard[4]
a repris la posture de Segalen pour revendiquer à son tour ces maîtres mots
d’altérité, d’étrangeté, d’incompatibilité. Après avoir salué l’apport de
Segalen, Baudrillard écrit à son tour : « il me semble que l’altérité
radicale c’est de savoir qu’à un moment donné, on ne comprendra pas l’autre et
que c’est bien comme ça. Il faut maintenir l’incompatibilité entre les choses
pour qu'elles gardent chacune leur intensité ».
Avant d’en venir au rapprochement qui peut être fait avec
l’expérience spectatorielle du cinéma, il est possible d’évoquer un autre
auteur, lui aussi intéressé par l’altérité et la résistance du sens. Dans
l’Empire des signes[5], Roland
Barthes ne prétend pas écrire un livre sur le Japon qui chercherait à nous
faire comprendre le Japon car cela reviendrait selon lui à « acclimater notre inconnaissance par
des langages connus ». Comme l’indique Mona Cholet[6]
ce qui intéresse Barthes, à partir de traits observés dans la rue, dans le théâtre,
le graphisme, la nourriture, sur les visages, c’est de « flatter l’idée
d’un système symbolique inouï, entièrement dépris du nôtre. » L’Empire
des signes procure donc un dépaysement mental, une « déprise » du
type de celle que recherchaient Segalen ou Baudrillard.
Si le rapprochement entre l’expérience du voyage et celle du
cinéma nous paraît possible, c’est parce que ce dernier lui aussi nous met en
contact avec un univers de signes visuels qui peut relever de cette « étrangeté »
dont il vient d’être question. Si Segalen ne limite d’ailleurs pas l’expérience
de l’exotisme au voyage, il note pourtant : « Il n’est pas nécessaire
pour obtenir le choc de l’exotisme et donc de l’étrangeté de recourir à l’épisode
périmé d’un voyage mais l’épisode et la mise en scène du voyage, mieux que tout
autre subterfuge, permettent ce corps à corps brutal, rapide, impitoyable, et
marquent mieux chacun des coups ». Le terme de « mise en scène »
retient évidemment l’attention et de son côté Baudrillard[7]
évoquant ses voyages en Amérique parle d’ « une sorte de travelling dans
une planète tout à fait différente ». Ces termes soulignent la prise en
compte par leur auteur de la dimension sémiotique de notre perception de mondes
étrangers.
Si l’expérience de l’étrangeté totale a été vécue par
Barthes surtout au Japon et par Baudrillard en Amérique, sans parler de Segalen
et de la Chine, on peut évidemment se demander si certains cinémas étrangers,
voire certains genres, ne favoriseraient pas cette « impénatribilité »
revendiquée par nos auteurs. On peut penser au cinéma asiatique, par exemple
coréen, et à des films comme « Printemps, été, automne, hiver,
printemps » de Kim Ki-Duc qui tant au niveau de leur contenu que de leur
esthétique jouent pour nous sur cette « déprise » dont parle Barthes.
Dans le film de Kim Ki-Duc, un maître zen vit au milieu d’un lac avec son
disciple. La symbolique des animaux peut nous échapper complètement. L’auteur
de l’Empire des signes ne loue-t-il pas d’ailleurs le zen ou encore les haikus
comme facilitant une espèce de déshérence de la signification.
La relation de Baudrillard aux Etats Unis amène aussi à
envisager un certain cinéma américain sous l’angle de l’exotisme radical. Le désert
est ainsi envisagé par lui comme « une dénégation extatique de toute
culture ». L’expérience vécue alors se situe quelque part au delà du sens,
comme l’expérience de Barthes au Japon. Dans un texte intitulé « Voyage
sidéral », Baudrillard[8]
écrit : « Là l’espèce de travelling américain ne prend même pas la
force des signifiants, mais c’est presqu’encore plus étonnant. Et pour nous
c’est étrange, car nous sommes habitués à faire signifier les choses, à leur
donner une destination. Et l’on se trouve tout à coup délestés, à la fois
soulagés de cette obligation, parce que donner du sens aux choses, c’est une
sacrée obligation et c’est très pesant ».
Le « road movie », souvent envisagé sous l’angle
interculturel[9], représenterait
alors bien cette expérience de l’exote
pour les personnages qui en sont les héros comme pour le spectateur. L’impénétrabilité
peut donc être revendiquée comme
provoquant le vrai choc émotif, énergétique, perceptif, sensible.
Il est tentant aussi de considérer les versions originales des
films à travers une problématique de l’exotisme. Là encore, Barthes dans
l’Empire des signes a souligné toute la fascination qu’il pouvait y avoir à être
en contact avec une langue inconnue et le spectateur tire sans doute une
jouissance particulière de ce rapport qui se fait au delà du sens, de la
signification.
On
l’aura compris, mettre en avant comme nous l’avons fait une réception sous le
signe de l’exotisme radical, semble bien aller à l’encontre des efforts faits,
notamment dan le cadre éducatif, pour favoriser l’échange interculturel. Il est
pourtant intéressant de constater que certains sociologues spécialistes de ces
questions s’étonnent que l’on puisse nier aujourd’hui l’exotisme et laisser
croire du même coup en une éthique universelle des rapports interculturels.
Dans « L’effet transculturel », Henri-Pierre Jeudy[10]
se demande si la négation de l’exotisme, condamné au nom d’un colonialisme
qu’on croit révolu, n’entraine pas une désincarnation de toute réflexion sur la
diversité culturelle. Pour lui cette dernière ne serait alors « pensée que
sous la forme d’une taxinomie des différentes cultures dans l’espace sans
frontières de la globalisation ».
2)
L’hôte ou la posture d’hospitalité
Si l’exotisme permet d’envisager un certain type de
relation interculturelle au cinéma, il n’est pas question pour nous d’en généraliser
la portée même si elle nous semble essentielle. Les relations dont il est ici
question doivent plutôt être envisagées comme diverses, mobiles et relevant
aussi bien des attitudes, goûts, attentes des spectateurs que des propositions
qui nous sont faites par les réalisateurs.
C’est bien pourquoi après l’examen de cette relation
assez radicale qui est celle de l’exotisme, nous voudrions envisager une autre
relation qui est à situer dans un autre courant de la communication
interculturelle. La notion d’altérité y occupe une place centrale et est alors
pensée comme une différence absolue qui implique en même temps une conscience
permanente de la reconnaissance de l’autre en tant qu’autre.
Si chez des philosophes comme Sartre ou Lévinas, on
trouve l’idée que
l’autre ne peut se constituer en
nous, un penseur comme René Scherer[11]
avance au contraire l’idée d’une altérité inscrite dans la consitution du « moi ».
Pour qu’il y ait « rencontre d’un vis à vis, réciprocité, échange »,
il est nécessaire pour Scherer que soit forgé en nous un a priori de rencontre,
une forme d’accueil, une structure d’hospitalité[12].
Cela suppose aussi une démarche paradoxale qui permet
d’accepter l’autre comme semablable et différent. Semblable, c’est en effet
admettre que l’altérité n’exclut pas la similtude ; c’est le considérer
comme appartenant à la même humanité que soi ; c’est lui enlever son
statut d’objet pour le considérer comme sujet. Différent : c’est
relativiser son propre système de valeurs ; c’est concevoir qu’il puisse y
avoir d’autres références, d’autre habitudes que les siennes ; c’est éviter
d’interpréter les comportements de l’étranger dans son propre langage pour
tenter de comprendre la signification qu’ils revêtent pour lui même.
Alors que l’exote préfère garder ce que Baudrillard
appelle la « distance sidérale », l’hôte va au contraire tenter
d’approfondir la dialectique de la différence et de la ressemblance.
Comme pour l’exotisme, cette posture d’hospitalité nous
semble transférable à la relation que le spectateur peut entretenir avec un
film étranger à sa culture d ‘origine et nous allons prendre l’exemple
d’une installation proposée par le cinéaste iranien Kiarostami.
« Looking at Tazieh » :
écarts et reconnaissance
Présentée en 2004 à Bruxelles puis en 2007 à
Beaubourg, l’installation « Looking at Tazieh » proposait aux
spectateurs un dispositif original. Au centre, un écran de télévision diffusant
les images d’une représentation rituelle iranienne qui célèbre chaque année la
mort violente du petit fils du prophète lors d’une bataille. De chaque côté de
cette télévision, deux écrans géants sur lesquels apparaissaient les visages
des spectateurs (d’un côté les femmes, de l’autre les hommes) filmés en gros
plan et traduisant avec violence, leurs émotions.
La force du dispositif, ainsi décrit, vient du fait qu’il
est au service d’un contexte culturel extrêmement complexe. La représentation
du drame historique renvoit en effet à un événement qui marque dans l’histoire
de l’Islam le point de rupture entre les chiites et sunnites. Peu connu du
spectateur occidental, le thème de ce combat au rituel d’autre part assez hermétique
pose une question que Marie-José Mondzain a parfaitement soulevée. Dans les
Cahiers du cinéma[13],
elle écrit en effet : « Quelle place faire dans ma mémoire comme dans
ma vie présente à un drame inscrit dans une culture qui m’est entièrement étrangère,
présenté qui plus est, dans une langue pour moi inconnue ? ».
En posant cette question, Marie-José Mondzain nous
situe clairement du côté de la problématique de l’hospitalité théorisée par
Scherer. Et là où intervient le cinéaste qui prend lui même en charge un tel
projet, c’est en nous rendant co-présents, co-sensibles des réactions de
douleur, de peur, d’émotion des spectateurs montrés sur les deux écrans. C’est
bien pourquoi Marie-José Mondzain peut écrire : « Voir le Tazieh fut,
pour la plupart ce jour là, l’expérience de ce que peut signifier en français
le verbe assister. Etre présent dans une proximité imaginaire avec l’autre,
dans ce qu’il a de plus lointain et en vérité si proche. (…) La culture apparaît
ici comme ce qui dans le respect des écarts, produit une relation de
reconnaissance universelle entre les sujets. L’émotion n’est pas un sol
originaire ou naturel qui ferait fusionner ceux que tout sépare, elle est au
contraire la figure intime de ce qui se joue au cœur des gestes d’art :
l’universalité d’une condition partagée dans la communauté créée par le
spectacle ».
Dans un court métrage réalisé pour le film « Chacun son
cinéma » de Gilles Jacob[14],
Kiarostami aborde à nouveau la question de la réception interculturelle et ce
de manière directe. Le petit film nous montre en effet, les uns après les
autres, des visages de femmes iraniennes, émues, quelquefois en pleurs, les
yeux fixés sur un écran qui reste en hors champ tandis que l’on entend
seulement dans un anglais impeccable, les dialogues de Roméo et Juliette. Il y
a donc ici comme une sorte de mise en abîme de la réception interculturelle.
Celle du spectateur du film de Kiarostami qui vit une première expérience de partage, celle
ensuite des spectatrices du film de Roméo et Juliette qui expérimentent cette « universalité »
de l’émotion évoquée par Marie-José Mondzain.
3) L’interprétant
Après avoir évoqué les postures
de l’exote ou de l’hôte, il convient d’aborder un troisième type de relation,
sans doute plus classique, et que l’on pourrait appeler celle de l’interprétant.
L’interprétation suppose
de décrire ce qui se passe en termes
rationnels dans le repérage des différences culturelles. Il s’agit notamment de
favoriser les opérations de saisie d’indices, d’identification et de caractérisation
puis d’interprétation.
C’est
largement tout le courant actuel de l’approche interculturelle en milieu éducatif,
associatif qui est aussi très présent dans les approches de l’image et plus précisément
du cinéma.
De nombreux auteurs[15]
invitent par exemple à être attentifs dans le contact interculturel aux mécanismes
socio-cognitifs mobilisés fâce à l’altérité. Ils considèrent ainsi que la
relation interculturelle suppose un parcours qui va de la perception au
jugement et à l’interprétation. Dans ce parcours, divers éléments vont être des
freins ou au contraire des facilitateurs de compréhension et de reconnaissance.
On peut par exemple distinguer différents types de perceptions. La perception
d’une différence sans pouvoir la rapporter à aucune référence qui est
alors génératrice d’inquiétude d’angoisse dans la communication
interpersonnelle ; de rejet, d’indifférence dans la relation médiatique.
La perception d’une différence avec projection de ses propres références. La
perception d’une différence et l’intégration dans le contexte de références
auquel il appartient.
Les travaux sur l’interprétation
interculturelle vont aussi souligner, le rôle joué dans la perception de
l’autre par les effets de catégorisation, les effets de contraste, les effets
de stéréotypie ou encore les effets d’assimilation. La catégorisation représente
par exemple la tendance à percevoir les autres à travers des catégories
d’appartenance et à leur associer des caractéristiques associées à cette catégorie.
Les effets de contraste tendent de leur côté à accentuer les différences
entre les différentes cultures tandis que les effets de stéréotypie véhiculent
des représentations sociales toutes faites et les efffets
d’assimilation amènent à accentuer les ressemblances entre les individus
de même nationalité.
Si l’approche interculturelle
en éducation se propose donc de fournir aux étudiants des outils rationnels
pour comprendre la culture de l’autre, il ne faudrait pas que cette approche se
fasse, dans le domaine du cinéma, au détriment d’une expérience esthétique,
sensible, phénoménologique. Le visionnement d’un film ne peut pas être réduit à
son interprétation, fût elle interculturelle. En parlant comme nous l’avons
fait d’expérience, nous pensions à Maurice Merleau-Ponty qui envisageait la
perception du film comme « une présence au monde plus vieille que
l’intelligence »[16].
Les jeux de la réception
Considérant notre relation aux images, Georges
Didi-Huberman[17] part
lui de ce « dessaissisement » qui nous frapperait fâce à toute « image
puissante ». Dessaissisement qui remettrait en question, qui suspendrait
notre langage, notre savoir préalable et qui suppose qu’un travail de la pensée
permette « que devant l’étrangeté de l’image , notre langage
s’enrichisse, de nouvelles combinaisons ». Dans le cas qui nous occupe, on
pourrait presque parler d’un double dessaisissement ; celui de l’image et
celui de son contenu culturel. En rester à ce stade serait une position proche
de celle de l’exote revendiquée aussi par Barthes ou Baudrillard.
Si l’on veut aller plus loin et envisager un « jeu »
de la réception qui mobiliserait tour à tour ou de manière croisée la posture
de l’exote, celle de l’hôte et celle de l’interprétant, il faut réintroduire
dans notre analyse le cinéaste et l’univers qu’il met en place. A travers de
grands sujets filmiques, que sont par exemple l’exil, le voyage, l’errance, la
traversée ou la frontière, on pourrait alors montrer que certains cinéastes
adoptent à travers leur film le point de vue de l’exote, d’autres plutôt celui
de l’hôte, d’autres enfin un point de vue plus interprétatif. On pourrait ici citer
le cas du documentaire et celui d’Antonioni cherchant à montrer la Chine
beaucoup plus qu’à l’expliquer, ou encore de Chris Marker s’interrogeant, dans
Lettres de Sibérie, sur ce qu’est le point de vue du documentariste sur une réalité
étrangère. Dans une même perspective les genres de films pourraient aussi être
interrogés. Que l’on songe par exemple au « road movie » dans lequel
le plus souvent les personnages sont aux aussi « dépris » d’eux-mêmes
et délaissent le sédentarisme pour se confronter à d’autres expressions
culturelles.
En définitive le film serait
un double objet interculturel. D’abord parce qu’il va confronter le spectateur à
un monde qui lui est plus ou moins étranger, ensuite parce qu’il peut contenir
un véritable programme interculturel.
Pour conclure, il convient de signaler qu’une problématique
de l’interculturel dans la relation filmique ne peut pas laisser de côté la
question du « métissage » des œuvres comme de leur réception. Tandis
que de multiples travaux ont insisté sur le fait que l’identité culturelle
devait être appréhendée sous l’angle de sa plasticité, des chercheurs comme Apadurai[18],
Gruzinski[19] et
leurs collègues latino-américains ont proposé d’analyser certaines productions
culturelles sous l’angle de leurs emprunts à d’autres cultures. En ce qui
concerne le cinéma, ce phénomène est moins récent qu’il n’y paraît.
L’exposition « Planète métisse » organisée en 2009 au musée du quai
Branly montrait par exemple très bien comment dès les années 1950 les films
d’action américains et le western italien puisèrent dans les films nippons de
Samourai et les arts du Kung fu. Plus tard le cinéma asiatique s’est inspiré de
l’imaginaire des Amériques et les manifestations de métissage au cinéma sont de
plus en plus importantes comme le signale ici même Marie-Julie Catoir dans son
travail sur les images mexicaines ?
A ce métissage des œuvres correspond une nouvelle
configuration de la réception marquée par de nouvelles attentes, de nouvelles
représentations. Michel Wievorka[20]
a raison de faire remarquer que l’imaginaire personnel et collectif des acteurs
est en pleine évolution à l’heure de la mondialisation marquée par une
circulation inédite des images.
Dans les années qui viennent c’est donc à ces phénomènes de
métissage, d’échanges qu’il faudra être atttentifs si l’on veut mieux
comprendre le fantastique enjeu que représente la relation au cinéma dans le
dialogue des cultures.
[1]
PHILIPPON A., Stromboli, Les cahiers du cinéma, 410, juillet-août 1988
[2] voir
notamment TODOROV T., Nous et les autres, Paris, Seuil, Points Essais
1992
[3] SEGALEN
V., Essai sur l’exotisme, Paris, Livre de poche, 1999
[4]
BAUDRILLARD J, GUILLAUME M., Figures de l’altérité, Paris, Descartes et
Compagnie, 1994
[5] BARTHES
R., L’empire des signes, Paris, Seuil, Points Essais, 2005
[6] CHOLET
M., La tyrannie de la réalité, Paris, Calmann-Lévy, 2004
[7]
BAUDRILLARD J, GUILLAUME M., opus cité
[8]
BAUDRILLARD J, GUILLAUME M., opus cité
[9] Le road
movie interculturel, Revue Cinéma, vol 18/n° 2-3, Université de Montréal,
Printemps 2008,
[10] JEUDY
HP, GALERA MC, OGANE N., L’effet transculturel, Paris, L’harmattan, 2007
[11] SCHERER
R., Zeus hospitalier : Eloge de l’hospitalité, Livre de Poche et Hospitalités,
Paris, Editions de la table ronde, 2005
[12] voir
aussi : TODOROV T(dir), Le croisement des cultures, Communications
43, 1986
[13]
MONDZAIN MJ., Looking at Tazieh, Les Cahiers du cinéma, Septembre 2007
[14] JACOB
G., Chacun son cinéma, DVD, Studio Canal
[15] voir
par exemple DEMORGON J, LIPIANSKY EM., Guide de l’interculturel en formation,
Paris, Retz, 1999
[16] MERLEAU-PONTY
M., Le cinéma et la nouvelle psychologie, conférence faite le 13 mars 1945 à
l’Institut des Hautes Etudes cinématographiques, Folio Plus Philosophie, 2009.
[17]
DIDI-HUBERMAN G., La condition des images, in Revue Médiamorphoses, n°22,
février 2008
[18]
APPADURAI A., Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la
globalisation, Paris, Payot, 2001
[19]
GRUZINSKI S., La pensée métisse, Paris, Fayard, 1999
[20]
WIEVORKA M., Neuf leçons de sociologie, Paris, Laffont, 2008
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