dimanche 15 novembre 2009

Domaine public de l'information et des connaissances

“ Pour un domaine public de l’information et des connaissances ”
Entretien avec Philippe Quéau, Directeur de la Division de la société de l’information de l’Unesco par Thierry Lancien in Quand les images rencontrent le numérique, Revue Médiamorphoses, n°6, novembre 2002


Ne pensez vous pas que certains ont tendance à exagérer le caractère révolutionnaire du numérique et que la comparaison avec la révoultion de l’imprimerie est abusive ?
Je crois que nous vivons aujourd’hui une véritable révolution. Ce n’est pas simplement un mythe technologique mais c’est une révolution scripturaire à l’importance comparable à celle de l’imprimerie. C’est par exemple bien plus que le télégraphe.
La meilleure façon de caractériser ce changement étant de considérer que nous pouvons désormais créer des mondes à côté du monde existant et que ceux ci peuvent qui plus réels que celui-ci.
Nous avions l’habitude en mathématique ou en physique d’utiliser des modèles mais ce n’est pas la même capacité opératoire Les modèles d’alors étaient réservés à quelques cerveaux d’élite alors que les modèles de simulation ont un caractère plus pratique, tactique. Je crois qu’Internet n’est qu’un aspect d’un mouvement beaucoup plus profond qui n’est pas que technologique.


N’ a-t-on pas intérêt à penser les choses en termes de complémentarité ? A l’heure actuelle le numérique, ce n’est pas que les mondes virtuels. N’assiste-t-on pas plus modestement à des hybridations ? Par exemple les médias sont en train de s’hybrider ?

On peut effectivement reconnaître différentes sortes d’images, de simulations et de réalités. On peut distinguer différentes manières de combiner le réel et le virtuel. La réalité virtuelle ce sera une image de synthèse en 3D dans laquelle on pourra se déplacer. La réalité augmentée ce sera un mélange de réalité et de virtualité. On pourra augmenter le réel même par des formes de virtualisation pour augmenter notre perception du réel. La réalité mixte. Il y a un continuum de types d’images, d’espaes de virtualités, de réalités qui auront des statuts ontologiques tout à fait différents mais également avec des capacités soit ludiques, soit cognitives. Il faut faire l’effort de les classer, de les distinguer.
Donc il ne s’agit pas simplement d’opposer le réel et le virtuel de manière simpliste. Il y a une grammaire de l’image qui est en même temps une grammaire de la réalité. C’est la réalité même qui devient de plus en plus difficile à épingler. Pour moi virtuel, simulation, réalité sont autant de symptomes d’une nouvelle complexité à l’œuvre qui n’est pas qu’une complexité iconique mais aussi de la modélisation. Le modèle mathémaique qui est sous jacent à l’image est beaucoup plus important encore que ce qu’il donne à voir.
Il est loin le temps où l’on pouvait distinguer le réel même et l’image. Les images sont devenues plus réelles que le réel. En tout cas pour le bombardier. Ce sont ces nouveaux statuts qu’il est important de garder en tête si l’on ne veut pas se perdre dans ce labyrinthe. Il s’agit d’un labyrinthe de représentations de natures diverses. Il faut s’habituer à cette complexité là faute de quoi nous serons des néo analphabètes, des néo prolétaires.

Quels sont aujourd’hui les champs d’application où l’image numérique vous semble se développer de la manière la plus significative ?
Dans le monde de l’animation classique le 3D a gagné. Il coûte moins cher que le 2D ce qui était tout à fait inimaginable il y a quelque temps. En matière de production tout venant si vous comparez le coût de Loft Story où la chair à images est quasiment gratuite, la concurrence est évidemment difficile. Par contre lee chiffre d’affaire des jeux vidéo est considérable. L’image de synthèse a donc conquis ses lettres de noblesse. On la trouve partout. Dans les applications du loisir ou du travail, les images numériques sont largement supérieures aux images analogiques. L’image de synthèse va encore s’étendre et envahir notre vie. On aura des navigateurs dans nos voitures.
Ce ne sont d’ailleurs pas uniquement des raisons économiqes qui expliquent ce développement.. Comme l’image numérique échappe au réel, qu’elle est à base d’abstraction, on a du même coup une ruture épistémique. C’est une révolution fondamentale car jusqu’à maintenant l’image était à base d’interactions avec le réel (l’image du peintre avec les pigments, l’image électronique aussi c’est une interaction électronique entre ue surface photo et ne excitation réelle) alors que pour la première fois on peut créer des images avec des modèles mentaux, des abstractions mathématiques ou logiques. Dans les applications c’est extrêmement important car on n’est plus attaché à la matérialité iconique. Les images de synthèse sont faites de langage et c’est cette origine langagière de l’image qui est révolutionnaire.

Ce langage est un type de langage, c’est le langage informatique. N’est-il pas gênant de metttre trop en avant cette particularité en oubliant comme certains que ces images sont ensuite inscrites dans des discursivités sociales et que c’est sans dote le plus important ?
Bien sûr mais ce qui est au cœur de la révolution scripturaire c’est bien cela. Même si c’est un langage formel, pas aussi souple que le langage naurel, il est d’une très grande puissance. Ce n’est d’ailleurs pas un langage informatique, c’est un langage mathématique. Or le monde est mathématique. C’est avec les mathématiques qu’on a envoyé des hommes sur la lune ou que l’on soigne le cancer. Cela rejoint d’ailleurs une très vieille intuiton, celle de Pythagore qui le premier a dit que le monde était numérique. Il y a donc là une très ancienne tradition philiosophique qu’il ne faut pas éloigner d’un geste de la main en nous accusant d’être de simples technologues.

On a surtout parlé d’images de synthèse mais il y a aussi tout le domaine de la numérisation par exemple des peintures. On est souvent surpris par la pauvreté de ces produits. Ce n’est pas parce qu’on propose un peu d’interactivité qu’on serait dans un nouveau mode de rapport à l’image.
Nous démarrons à peine mais la gamme de possibilités ne va pas cesser de s’étendre. Nous alllons avoir de multiples façons de parler ce nouveau langage. Effectivement il y a à un bout de l’échelle des applications assez simples mais on ne peut pas en tirer de conclusions sur ce qui va se passer.
On a effectivement tendance à confondre différents niveaux d’interactivité. Naviguer sur le web, ce n’est pas de l’interactivité. La capacité d’agir dans le cadre d’une simulation est par contre une véritable interaction. Poser un avion pesant plusieurs dizaines de tonnes sur un porte avion, est une forme d’interaction ave le monde sophistiquée. L’interaction devient alors plus performante que dans le réel même. Certes ce sont de petits mondes mais cela montre qu’on peut aller très loin dans la simulation et dans l’interaction. Si l’on parle d’interaction, il faut donc envisager la gamme ainsi couverte. Ce qu’on voit dans les musées est effectivement très pauvre mais si l’on voulait envisager cette question correctement, il faudrait voir ce qu’on peut faire dans un musée avec autant d’argent qu’en disposent les militaires. Notre civilisation sera peut être capable de créer un jour des applications artistiques.

La numérisation permet, notamment grâce au réseau, une circulation extraordinaire de ces images. Est ce que l’un des risques n’est pas que cette circulation soit contrôlée par quelques grands groupes et que se renforcent ains des monopoles ?
Le phénomène des monopoles s’accentue avec le phénomène des rendements croissants. Cependant cela n’a rien de très neuf car à toute époque on a eu des phénomènes équivalents. Le pouvoir va au pouvoir, l’argent va à l’argent. Dans le domaine des réseaux, on retrouve cette même tendance à renforcer ce qui est fort. Et c’est particulièrement vrai dans le cas d’Internet. On nous a promu Internet comme un réseau déconcentré, alors qu’Internet est extrêmement concenté dans sa sructure topologiqe au niveau du monde.
Quand on regarde la concentration des échanges téléphoniques, elle est très nette et pour des questions de rendement croissant.
Ces phénomènes sont vrais dans le domainde des réseaux, dans celui des logiciels (confer Microsoft) et vrais également dans le domaine d’application des banques d’images. On va effectivement vers des monopoles.

Comment imaginez vous l’accès à ces images dans l’avenir ? Cela pose la question de la gratuité ou au contraire de la tarification ?
Il va y avoir une bataille considérable et il y a un véritable danger. Désormais il devient pénalement condamnable de charger des fichiers protégés, propriétaires. De nouvelles formes de clôture du domaine public ou du librement utilisable sont en train de se mettre en place. La privatisation de l’espace public, notamment en matière d’image, me paraît être une caractéristique de l’époque. Il y a là quelque chose de très inquiétant pour l’avenir.
Par ailleurs il y a un progrès terrible de la technique qui permettra d’identifier un fragment de phrase, une composante d’image que vous citez. Le scénario Big Brother n’est donc pas difficile à imaginer et tout sera donc désormais propriétaire. Cela aura un effet terrible au regard de la libre irculation des idées. Toute une tradition académique d’échange d’idées deviendra de plus en plus difficile.
On doit faire attention à la manière dont sont conçues les rêgles de la propriété intellectuelle et de ses finalités sociales. Qui cherche-t-on à protéger ? Pour quel intérêt social ? C’est un débat qui n’a pas lieu aujourd’hui ou qui est un peu confisqué par les spécialistes. Dans une société dite de la connaissance, le régime épistémique qui contrôle la propriété intellectuelle de la connaissance est fondamental. Si tout continue comme cela les images vont être de plus en plus difficile d’accès.

Ou alors à travers des mouvements associatifs et le mouvement alternatif ?
Le mouvement alternatif sera pourchassé et hors la loi. Aujourd’hi on n’envoie pas encore le FBI chez des adolescents qui téléchargent le MP3 mais cera le cas. La technologie intégrera les débuqueurs et le moindre appareil sera rempli de mouchards. Le moindre navigateur ira envoyer des cookies au commissariat du coin.

Comment depuis votre poste de l’Unesco envisagez vous les développements du numérique sur le plan culturel ? N’y-a-t-il pas un redoutable risque d’homogénéisation ?
Le danger pour la diversité culturelle est qu’il y a cet accroissement de la standardisation technique avec un monopole d’un bout à l’autre de la planète. Il y a donc la puissance de la norme, du standard. Il faut d’ailleurs reconnaître que si Internet marche bien, c’est parce qu’il y a un standard. Il suffit de se rappeler le temps des années 80 où chaque constructeur avait son petit standard, son petit réseau. Internet a transcendé cela. Les standards et les normes permettent des gains d’efficacité extraordinaires mais se payent très cher en excluant tous ceux qui ne sont pas dans la norme. Ce n’est pas simplement un débat technologique, c’est une question structurelle.

Ce sont en plus des normes qui font sens
Oui parce qu’on peut créer une pseudo diversité mais même si on considère qu’il pourrait y avoir une bonne volonté pour diversifier les langues, Internet encore aujourd’hui ne permet pas l’usage de noms de domaine autrement qu’en anglais. Il y a là un problème qui devra nous obliger à ue interrogation fondamentale sur ce que nous voulons entendre par diversité culturelle. Si l’on veut préserver la diversité culturelle, il faudra le faire en dehors de la sphère numérique. Il y aura sans doute un monde feuilleté. La planète Internet aura sa justification dans une certaine orbite d’application. Si l’on est vraiment sérieux sur la notion de diversité culturelle, il faudra complètement changer de registre à côté d’Internet C’est l’essence même du numérique que d’être unn rouleau compresseur. Si l’on veut en sortir, il faudra faire un effort perpendiculaire à Internet. Ce n’est d’ailleurs pas une mauvaise chose que d’imaginer plusieurs cultures. On peut imaginer que l’avenir consistera à naviguer entre différents systèmes culturels et en imaginer à chaque fois les limites et les avantages. Ce qui serait appauvrissant serait de vouloir tout metttre sur Internet. Cela n’arrivera d’ailleurs pas. La sagesse des peuples ne le permettra pas. On limitera Internet à un type de fonctionnalité dont on voit bien les prémisses et il faudra aussi et en parallèle garantir des politiques d’éducation par rapport à ce qu’Internet ne pourra jamais saisir, les cultures orales, les arts du vivant. Il faut une volonté politique pour l’assurer.

Est-ce que l’Unesco a une politique par rapport à ces questions de numérisation, de bibliothèques virtuelles ?
L’Unesco dans le secteur culture est pour la diversité culturelle et dans le secteur communication met en avant l’alphabétisation et la formation à ces techniques. Ce n’est pas incompatible mais au contraire complémentaire.

Du côté de la transmission des connaissances, on a par exemple et grâce aux images numériques un nouveau type d’accès avec de nouveaux traitements dans les dispositifs des universités numériques
Nombreuses sont les appplications de la numérisation à travers les universités virtuelles, les laboratoires virtuels, la simulation distribuée. Il faudrait d’ailleurs faire un effort de cartographie.
Par exemple le domaine des universités virtuelles n’est pas du tout stabilisé. Il y a en fait un monde à deux ou trois vitesses. L’Internet peut permettre d’échanger en temps réel à travers de très gros calculateurs des images ultra réalistes et une immersion totale dans le virtuel avec les avantages éducatifs et de formation afférents ?. Cela c’est le très haut de gamme réservé à une ultra élite. A côté de cela on a les connections normales et enfin tous les déconnectés. Il y a donc plusieurs mondes. On se pose des questions à propos de ces différences à l’Unesco. On serait intéressé par l’idée de promouvoir le concept de laboratoire virtuel qui implique une collaboration virtuelle qui permettrait à des scientifiques de pays en développement de rester connectés, ce qui éviterait la fuite des cerveaux.
Il existe en fait un continuum de possibilités virtuelles et le paysage actuel est déjà très complexe et varié. Ce qui compte c’est donc d’avoir la volonté politique.

Si la numérisation et les réseaux font craindre la constitution de monopoles, ils peuvent aussi permettre la mutualisation et le partage. Quelle est la position de l’UNESCO sur cette question ?
Cela correspond tout à fait à notre stratégie qui est d’encourager des portails montés localement, régionalement et de renforcer les contenus. Nous oeuvrons pour un domaine public de l’information et des connaissances. Ce domaine public est un concept de philosophie politique qu’il faut considérer comme essentiel dans le domaine de la société de l’information. Le domaine public c’est celui des logiciels, des connaissances, des informations mais aussi des modalités d’accès à des cours et à diverses ressources. On travaille sur cette idée par exemple à travers un portail des connaissances de l’Unesco pour communautariser à l’échelle internationale les ressources existantes. On souhaiterait en faire une politique générale, en combinant la puissance publique d’intervention de chaque état membre qui mettrait en ligne ses contributions. Il y aurait du même coup une force combinée extraordinaire qui serait capable de faire contrepoids au domaine privé. C’est la notion d’accès universel qui est aussi derrière cela. Il faut transposer l’intuition de Jules Ferry à l’échelle mondiale. Le Net deviendrait une classe mondiale où on découvrirait toutes les ressources mises en communauté. L’utopie est à portée de main et c’est simplement une question de vision de ceux qui sont les décideurs. L’Unesco est prête à en porter le projet. Il y a bien sûr des grands acteurs qui sont opposés à ces projets et qui considèrent que le domaine public est dangereux et que la seule réponse ne peut venir que du marché. Ce sont des acteurs très puissants qui nous le font savoir.
L’initiative la plus intéessante à l ‘heure actuelle est sans doute celle du portail du développement qui crée un réseau mondial de portails locaux pour les questions de développement. La même idée pourrait marcher dans l’éducation avec un portail mondial de l’éducation.

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