dimanche 11 octobre 2009

Quand les images rencontrent le numérique

Quand les images rencontrent le numérique
« Un objet improbable »
Thierry Lancien
Médiamorphoses n°6, novembre 2002



Bien que de plus en plus présentes dans nos environnements de travail, d’information ou encore de loisir, les images numériques ne seraient-elles pas un objet fuyant, protéiforme voire improbable pour le chercheur ?

La tâche de celui-ci semble tout d’abord compliquée par le flou terminologique qui les entoure. On parle à propos d’elles d’images informatiques, d’images de synthèse, d’images numériques. Un tel foisonnement dans les termes invite à un effort de caractérisation de ces images, ce que font ici plusieurs auteurs.
On notera d’autre part qu’appelées nouvelles images dans les années 80 pour insister sur le fait qu’elles étaient issues des nouvelles technologies de l’informatique, ces images ont souvent gardé aujourd’hui le même qualificatif qui les pare d’une aura symbolique. Comme le notait déjà il y a une quinzaine d’années Marc Guillaume (1), les “ nouvelles images n’arrivent pas toutes seules engendrées spontanément par la dernière vague d’innovations techniques. Elles s’inscrivent dans un paradigme technique dont la généalogie est déjà longue ”. C’est bien parce que nous partageons ce point de vue que nous avons demandé à plusieurs auteurs d’opérer une sorte de cadrage historique pour ces images.

Abondance des termes mais aussi grande diversité de ces images et de leurs supports. Si les images numériques désignent génériquement les images issues de la technologie numérique, elles peuvent emprunter différents chemins : celui de la numérisation d’images préexistantes, celui des images calculées par odinateurs. Leurs supports quant à eux sont multiples : cédéroms, sites Internet, bornes interactives, applications diverses militaires, scientifiques, industrielles. Par rapport à ce paysage aux multiples facettes, il fallait inventorier et catégoriser ce que font ici des auteurs comme Pierre Barboza et Gilbert Dutertre. D’autres retiennent certaines images plutôt que d’autres : images d’archives pour Jean-Michel Rodes, images photographiques pour Bernard Darras, images de cinéma, d’information ou de jeu pour Noël Nel, images de publicité pour Véronique Fava-Natali. Dans la partie consacrée aux usages, ce sont plus particulièrement les images de musées, les images d’art et les supports qui les véhiculent qui ont retenu l’attention de Bernadette Goldstein interrogée par Joëlle Le Marec ou encore de Corine Welger-Barboza. Les logiques édotoriales sont quant à elles analysées par Joël Poix.

Pa rapport aux images numériques, la tâche du chercheur est sans doute aussi compliquée par la prégnance des discours d’accompagnement relatifs à la nature de ces images comme à leurs développements et usages.
Ces discours nous annnoncent par exemple l’ émergence d’un nouvel ordre visuel qu’engendreraient les images numériques et qui transformerait de manière radicale notre rapport aux images, à la représentation et donc au monde. Ondine Bréaud souligne d’ailleurs comment cette tendance a été aussi présente dans les théories relatives aux nouvelles images.
Par rapport à cette question centrale, il nous a semblé essentiel d’accorder une place importante à l’analyse de ces images telle qu ’elle peut être menée de points de vue médiologique, communicationnel et sémiotique (Louise Merzeau, Bernard Lamizet, Noël Nel , Bernard Darras, Luc Dall’Armellina, Véronique Fava-Natali). La richesse de ces approches tient aussi au fait que leurs auteurs y montrent que l’objet “ images numériques ” amène aussi à réinterroger les outils scientifiques que l’on utilise.

Du côté des développements et des usages, les discours d’accompagnement ont aussi trop souvent tendance à les présenter comme directement induits par les avancées technologiques, en oubliant d’interroger l’interdépendance entre le développement technique et son insertion socioculturelle.
C’est pourquoi dans une dernière partie, nous avons donné la parole à un chercheur et à des acteurs du multimédia qui analysent les évolutions éditoriales (Joël Poix), l’insertion des images numériques de musée dans l’éducation (Bernadette Goldstein), des images d’art dans les enseignements artistiques (Corinne Welger-Barboza) et enfin les enjeux culturels et sociétaux des réseaux d’images numériques (Philippe Quéau).

C’est donc en partant des difficultés qui viennent d’être évoquées que nous avons pensé que ce dossier pouvait apporter des outils de réflexion et d’analyse à partir d’un triple cadrage.

Le premier de ces cadrages est historique et porte aussi bien sur l’histoire de ces objets (Pierre Barboza, Gilbert Dutertre) que sur l’histoire des théories qu’on y applique (Ondine Bréaud).
On l’a vu, le grand danger serait d’oublier la généalogie des ces images, leurs filiations et Pierre Barboza tout en nous signalant qu’il ne s’agit que d’une contribution à une histoire qui reste encore à faire, nous propose cependant une histoire de ces images pour lesquelles il repère deux grandes filiations, celle de la capture et celle de la synthèse. Au delà de la simple généalogie et parce qu’il considère que la question de l’interactivité est au centre de ces images, il nous propose de distinguer différents types d’interactité liées à ces évolutions.
C’est en tant que chercheur à l’INA mais aussi acteur du multimédia puisqu’il a eu des responsablités dans l’organisation du salon Imagina que Gilbert Dutertre s’intéresse aux images de synthèse pour nous en donner les caractéristiques essentielles avant d’en évoquer les différents champs d’application. Il nous montre comment à travers trente années de recherche, de développement et de production elles sont parvenues à occuper une place incontournable dans la production aristique, cinématographique et éducative.
Histoire des images numériques mais aussi histoire des théories relatives à ces mêmes images. Il revient à Ondine Bréaud, auteur d’une thèse et d’articles sur cette question de nous montrer comment se sont développées des thèses antagonistes sur les images informatiques. Pour un premier courant de chercheurs en effet, les images numériques conduiraient à une rupture radicale avec les précédentes images et donc avec l’histoire de la représentation tandis qu’un deuxième courant, plus important aujourd’hui, avance la thèse de la continuité. Pour ces derniers c’est en filiation avec les images antérieures, en les revisitant et en entrant en compétition avec elles que le numérique s’affirme en tant que forme d’expression.


Le second des cadrages proposés est celui de l’analyse de ces images. L’analyste semble ici affronter un double défi. D’une part en effet il convient de mesurer grâce à une analyse fine de leurs spécificités dans quelle mesure ces images diffèrent des précédentes, à la fois dans leur rapport au monde mais aussi dans leur rapport au spectateur. D’autre part, plusieurs auteurs font l’hypothèse que ces images à travers leurs nouveaux attributs, leurs nouveaux modes de signification et de consultation supposent que pour les appréhender l’on forge de nouvelles notions, de nouveaux concepts disciplinaires ou pluridisciplinaires. C’est d’ailleurs pour cette raison que certains textes de cette deuxième partie, sont autant des analyses d’images que des textes programmatiques par exemple pour une nouvelle sémiotique des images (Noël Nel, Luc Dall’Armellina).

En ouverture à cette deuxième partie, Jean-Michel Rodes a choisi de réfléchir à la façon dont la numérisation de l’image et du son bouleverse en profondeur le statut de l’archive audiovisuelle. Ce qui l’intéresse plus particulièrement, c’est le nouveau rapport qui s’instaure ainsi ente le support numérique et la matière de l’original qui tend selon lui à s’effacer.

Dans un texte qui fait écho au précédent Louise Merzeau se demande comment la croyance et la mémoire risquent de changer de sens puisque les traces dont elles sont faites changent de matière. Pour elle le numérique devrait engendrer une croyance finalement plus savante, prenant en compte les traitements qu’on pplique au réel et une mémoire plus dynamique.

Dans un texte qui pourrait aussi porter pour titre “ L’image agie ”, Bernard Lamizet retient une approche qui doit beaucoup à la pragmatique pour montrer que la vraie rupture entre l’image analogique et l’image numérique tiendrait au fait que la personne qui consulte un cédérom n’est plus assimilable au lecteur d’un livre. A travers les opérations, les manipulations et les interventions qui sont les siennes, il devient en quelque sorte concepteur. Bernard Lamizet parle alors d’image agie pour désigner cette image qui devient selon lui opératoire. Sa signification se fonde sur les opérations dont elle peut faire l’objet

Noël Nel, de son côté constate que les médias s’hybrident et estime que la sémiotique contemporaine doit sortir de l’approche des textes fermés pour penser la relation aux images comme une expérience complexe mobilisant texte, transtexte et contexte et s’inscrivant dans ce qu’il appelle des “ régimes scopiques ”.
Dans son article, il cherche à mesurer les impacts de la numérisation en prenant trois exemples : le film contemporain, l’hypertexte de cédérom d’information et le jeu d’aventure multimédia. Il montre ainsi comment dans le cinéma, l’image devient composite puisque l’image analogique est prolongée, corrigée, redoublée. Il questionne d’autre part l’hypertexte d’information en se demandant comment celui-ci repositionne l’uitilsateur avant d’examiner ce que devient la narritivité lorsqu’elle s’investit dans certains dispositifs multimédias. Au niveau méthodologique, c’est ici une pragmatique du récit acté qui est mise en avant et que l’on retrouve chez d’autres auteurs du dossier.

A travers une analyse purement sémiotique, Bernard Darras compare la photographie argentique et la photographie numérique pour examiner si l’on a ici à faire à un simple changement technologique ou à une mutation plus profonde qui relèverait de ce nouvel ordre visuel dont il était question précédemment. Pour cet auteur c’est la question centrale de l’indicialité, au sens Peircien du terme, qui permet de trancher. Or à l’inverse d’autres auteurs, Bernard Darras cherche à montrer que les images numériques restent indicielles au même titre que la photographie argentique.
Il analyse ensuite les conséquences que cela peut avoir. Diffusée sur écran, circulant sur les réseaux, l’image photographique familiale risque, privée de commentaires, de perdre sa fonction communicationnelle.

Pour Luc Dall’’Armellina, l’enjeu de l’analyse est le même. Il s’agit en effet de déterminer en quoi l’image numérique pourrait différer de l’image analogique.
A travers une approche qui cherche des assises du côté de la sémiologie, des sciences cognitives ou encore de l’histoire des médias, Luc Dall’’Armellina procède avec prudence et avance que l’image numérique posède à certains moments les mêmes caractéristiques que l’image analogique, lorsqu’elle n’est pas rendue opérable, et qu’elle reste représentation. Par contre, elle contient par son mode d’existence même, une existence virtuelle dans un champ de possibles qui ne demandent qu’à exister par des actes sur elle.
L’auteur nous propose une tentative de typologie des modes d’existence des signes électroniques avant de montrer comme le font d’autres auteurs du dossier que les images numériques induisent de nouvelles postures de lecture qui nous font assister à un changment de paradigme perceptif.

Le troisième et dernier cadrage proposé est celui qui concerne les usages. Il s’impose d’autant plus que comme nous l’avons vu précédemment, le déterminisme technologique est souvent fort présent dans les discours d’acccompagnement et qu’il se péoccupe fort peu des questions d’appropriation et d’inscription dans le social. Ce cadrage s’enchaîne d’autre part naturellement avec le précédent puisqu’en s’ouvrant à la pragmatique, la sémiotique prend du même coup largement en compte le récepteur appelé tour à tour interacteur, spect’acteur ou encore opérateur.

Directeur des Editions Emme Multimédia, Joël Poix montre bien vers quelle impasse peut mener une politique éditoriale (celle des cédéroms d’art) qui profite un moment d’un effet de mode, pour s’essoufler ensuite, faute d’avoir tenu compte des usages du public mais faute aussi d’avoir conçu des produits tirant parti des spécificités du multimédia. Inversement la réussite de l’édition multimédia scolaire montre bien comment la prise en compte de ces paramètres peut être facteur de succès.

Interrogée par Joëlle Le Marec, Bernadette Goldstein rappelle comment l’image numérique a d’abord servi à amplifier la perception de l’œuvre (détails) avant d’être reliée aux programmes de constitution des bases de données.
Le site éducatif “ L’histoire par l’image ”, mis en place par la Direction des Musées de France a cela d’intéressant que sa conception prend en compte les travaux sur les usages des nouvelles technologies en mileu muséal. La notion d’appropriation est ici centrale pour les concepteurs et l’arborescence du site est conçue en fonction des attentes des enseignants et des élèves.

Ce sont les usages des images numériques dans les enseignements artistiques qui retiennent l’attention de Corinne Welger-Barboza qui fait remarquer qu’en ayant la double faculté d’imiter, de restituer l’apparence mais aussi de décomposer l’image de façon dynamique, celles-ci sont pleines de promesses pour la recherche et l’enseignement en histoire de l’art. Encore faudrait-il, selon elle, que leurs usages soient vraiment pris en compte par une politique institutionnelle qui se penche par exemple sur les questions de mutualisation des corpus, de droits d’auteur libérés à des fins de recherche et d’accès libre aux images du domaine public.

Dans l’entretien qu’il nous a accordé, Philippe Quéau après avoir souligné l’utilité d’une catégorisation de ces nouvelles images qui selon lui sont promises à un considérable développement, envisage aussi leur inscription dans le social. Il met en garde nos sociétés, de son poste d’observation de l’UNESCO, par rapport aux risques de formation de monopoles, d’homogénéisation culturelle, que font courir les réseaux. Par rappprt à ces questions, il plaide pour l’instauration d’un domaine public de l’information et des connaissances.

Enfin les éléments de caractérisation des images numériques fournis par Jacques Gaudin devraient permettre au lecteur de se repérer dans ce décor technologique qui, nous avons essayé de le montrer, nous pose bien des questions auxquelles les auteurs ont tenté d’apporter des réponses, en enisageant ces images à travers leur histoire, leurs modes de signification ou encore leurs usages.



(1) Guillaume M., Le carnaval des spectres in Nouvelles images, nouveau réel, Cahiers internationaux de sociologie, Paris, PUF, 1987

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