lundi 22 février 2010

D'un média..l'autre

D’un media…l’autre
Généalogie et identité des médias
Gilles Delavaud, Thierry Lancien (dir)
Revue MEDIAMORPHOSES n°16, avril 2006
INA. COLIN


Rapportée aux médias, la notion d’identité peut laisser entendre que ces derniers pourraient se définir par des caractéristiques propres, stables qui traceraient des frontières marquées entre eux.
A l’inverse, l’objectif de ce dossier est d’aborder la question de l’identité des médias sous l’angle de ses incertitudes, de ses mutations ainsi que des emprunts et des hybridations qui l’affectent.
L’identité ou les identités médiatiques sont donc ici envisagées comme toujours problématiques et à problématiser. Le terme de médias ne désignant d’ailleurs pas seulement des médias de grande diffusion (ici la télévision abordée par trois auteurs) mais étant aussi à garder dans une acception large recouvrant le cinéma, la photographie, les installations, les sites Internet ou encore la téléphonie mobile.
Dans le cadre de cette problématique générale, le présent dossier s’organise autour de quatre ensembles d’articles, centrés sur des médias différents, auxquels s’ajoute un dernier article consacré à la notion d’intermédialité.

Dans le premier ensemble, les contributions s’attachent à rendre compte du développement du cinéma, des crises d’identité qu’il a connues et des interférences qui l’ont touché. La notion d’identité est donc alors à retenir dans un sens dynamique et comme un processus qui peut passer par différents stades, comme le montrent André Gaudreault et Philippe Marion.
Leur interrogation centrale porte en effet sur la naissance du cinéma et ils nous proposent de considérer celui-ci dans sa dimension composite, indissociable de son environnement médiatique d’origine. A partir de là, ils avancent la notion de double naissance d’un média qui permet de ne pas considérer le média comme une entité figée et statique mais au contraire à travers son évolution. L’histoire du cinéma passerait ainsi par trois stades au moins, l’apparition d’un dispositif technique, l’émergence d’un dispositif socioculturel et enfin l’avènement d’une institution.
La réflexion d’André Gaudreault et de Philippe Marion constitue d’autre part une véritable introduction à notre dossier puisqu’ils se demandent si, dans un mouvement médiatique contemporain marqué par « l’atomisation, la parcellisation et la dissémination », le modèle proposé de la double naissance des médias ne permet pas d’appréhender les identités médiatiques. La bonne manière pour eux d’appréhender un média, résiderait dans « la façon dont ce média tisse sa relation aux autres médias à travers sa dimension intermédiale ».

Dans un important article publié en 1995, Rick Altman affirmait que l’identité du cinéma avait été longue à se constituer et que les historiens du cinéma avaient complètement ignoré ses « crises d’identité ». Il concluait à la nécessité de « penser l’histoire du cinéma autrement, à travers un modèle de crise ». Les recherches de Martin Barnier se situent dans le sillage de celles d’Altman. Déclinant les identités multiples du cinéma dans la France du début du 20ème siècle, il montre que « le “cinéma” n’existe pas avant 1912 », puis qu’après une période d’une quinzaine d’années au cours de laquelle s’affirme une forme de spectacle clairement identifiée, l’apparition du son le rend méconnaissable ; au point qu’on se demande, aux Etats-Unis, si Le Chanteur de jazz (1927) est encore du cinéma.

Avant d’acquérir une identité stable, nous disent Gaudreault et Marion, tout média se trouve dans une phase d’intermédialité initiale. En un sens équivalent, François Albera parle de mixité native. D’où, selon lui, « l’inconséquence qu’il y a à considérer les médias séparément », c’est-à-dire selon les distinctions et à l’intérieur des frontières qui, au cours de leur développement, leur ont conféré une spécificité. Prendre au sérieux les utopies (littéraires, scientifiques) de la fin du 19ème siècle, qui mélangent différents médias, pourrait nous aider à comprendre le cinéma au moment de son émergence (ou, aussi bien, la télévision) comme « champ de possibles ».

Bertrand Girardi de son côté nous propose une réflexion sur le rôle que peut jouer la lumière par rapport à l’identité d’un film et à sa réception. A partir du cinéma de Stanley Kubrick qui a ceci de remarquable qu’il témoigne du souci permanent du cinéaste de se renouveler à travers différents genres, Bertrand Girardi montre comment ce qu’il appelle le « lumineux » travaille les frontières habituellement établies entre documentaire et fiction. Il montre aussi comment l’uitilisation de certains types d’éclairages modifient en termes de réception, l’identité attendue d’un genre.

Raymond Bellour est certainement, depuis deux décennies, l’un des observateurs les plus attentifs aux possibles du cinéma tels que ne cessent de nous les révéler la confrontation de l’image et du dispositif cinématographiques à d’autres types d’images (peinture, photo, vidéo) et à d’autres dispositifs (multiplication des installations dans les musées, notamment). Dans une perspective qui est moins celle de l’intermédialité que de ce qu’il a appelé « l’entre-images » , Raymond Bellour remarque qu’aux « mixages en tous genres », dont il décrit plusieurs exemples très différents, « il semblerait que le cinéma comme tel ne doive pas résister » ; pourtant, poursuit-il, « le cinéma résiste à tout ce qui semble devoir le relativiser ou le détruire, y compris à la révolution numérique ».

Dans un deuxième ensemble d’articles, trois auteurs s’interrogent sur des questions d’identité relatives cette fois à la télévision.
La notion d’identité n’est-elle pas un piège ? se demande François Jost, tout en examinant dans le détail les discours suscités par l’apparition de la télévision. Le nouveau média est-il immédiatement perçu, ainsi qu’on l’a beaucoup dit, comme une fenêtre sur le monde offrant un accès direct à la réalité ? La micro-histoire de la télévision, préconisée et pratiquée par François Jost, conduit à reconnaître qu’avant que ne se développe la télévision directe, « c’est d’abord le cinéma qui se penche sur son berceau et le voit à son image », et que ce sont les cinéastes qui, au tout début des années 1950, « dictent à la télévision ce qu’elle doit être » : du cinéma à domicile.

Identité, nous dit à son tour Pierre Sorlin, est un « mot piège » qui désigne une chose et son contraire, l’unique et l’identique. De la vision « en plan d’ensemble » mais très précise qu’il nous donne de l’évolution des télévisions européennes, il ressort que la question de l’identité des grandes chaînes généralistes s’est posée en des termes très différents, selon leur statut et leur nationalité, à chacune des étapes décisives de leur histoire.

L’identité médiatique de la télévision a longtemps fait débat. Jusqu’aux années 1930, on l’imagine apparentée tour à tour au téléphone, à la radio ou, plus rarement, au cinéma. A la fin des année 1940, alors qu’il devient évident que c’est surtout par rapport au cinéma que le nouveau média doit se positionner, le débat se déplace et s’approfondit pour interroger son identité artistique. Gilles Delavaud montre comment ce questionnement, qui suppose que l’on distingue « télé-vision » et « télécinéma », procède de la prise en compte, d’une part, des conditions techniques de réalisation, d’autre part, des conditions particulières de la réception à domicile.

Les deux articles suivants s’intéressent à la rencontre entre technologies et représentation théâtrale (Jean-Paul Fargier) ou exposition (Viva Paci).
Lorsque « la vidéo va au théâtre », comme Jean-Paul Fargier l’a constaté l’été 2005 au Festival d’Avignon (« jamais on n’avait vu autant d’écrans allumés sur scène »), que se passe-t-il ? Le théâtre est-il toujours le théâtre ? Ou bien cède-t-il devant l’image ? Peut-être faut-il, au contraire, simplement reconnaître que, comme avant lui d’autres arts, « désormais le théâtre ne peut évoluer sans se référer à la télévision », sans relever à son tour « le grand défi du Direct ». Et qu’il convient par conséquent de célébrer « l’entrée du théâtre dans la galaxie TV ». Ce que fait J.-P. Fargier en décrivant quelques dispositifs d’images d’un théâtre défini comme post-télévisuel.

Viva Paci analyse une exposition qui témoigne d’une époque (explosion de la vidéo et des nouvelles technologies) et qui mêlait oeuvres d’art et propositions commerciales dans un dispositif interactif qui lui fait considérer « Images du futur » comme un média. Après avoir décrit un certain nombre des dispositifs inédits présentés à « Images du futur », Viva Paci s’interroge sur la portée d’une telle exposition. Elle se demande notamment comment la multi-médialité à l’oeuvre dans cette exposition annonçait les changements à venir.

Dans le quatrième ensemble d’articles, c’est plus la rencontre entre des médias consacrés et des technologies nouvelles qui est interrogée, et ce pour chercher à comprendre comment ces dernières tranforment plus ou moins radicalement, le livre ou la photographie. Même lorsqu’elle semble établie et reconnue, l’identité des médias ne doit pas être considérée comme définitivement stable et l’arrivée de nouvelles technologies peut par exemple la déstabiliser, voir la redéfinir.

Dans l’entretien qu’elle nous a accordé, Louise Merzeau analyse les mutations qui touchent la photographie à travers son passage des supports analogiques aux supports numériques. Ce sont ici les questions de la mémoire, de la trace, de la dématérialisation, du virtuel et du visible qui sont abordées. Comme Yves Jeanneret peut aussi le faire, Louise Merzeau prend bien soin de nous mettre en garde à propos de tous les discours qui voudraient nous faire croire que chaque nouvelle technologie effacerait les précédentes. Bien au contraire pour Louise Merzeau, « les âges successifs de l’image ne s’effacent pas mais se sédimentent comme des couches géologiques, avec des effets de revenance, de résistance et de contamination ».

Yves Jeanneret met lui aussi en garde contre ce qu’il appelle la « mystique médiatique » qui voudrait que les nouveaux médias soient la somme de tous les médias précédents et se demande s’il y a une identité propre aux médias informatisés. En prenant l’exemple de ce qu’on appelle métaphoriquement la page d’écran ou encore le site Internet, il montre comment ces dites « technologies de l’information » puisent comme tout média dans les formes des médias précédents mais aussi dans un fond imaginaire, celui du « voyage, du passage, du tissage ». Il est selon lui possible de parler d’identité des écrits d’écran mais à condition de relier tout en distinguant « identité, mêmeté, similtude et répétition ».
Pour Yves Jeanneret, la page comme le site amènent à penser le rapport entre la métamorphose qui transforme et la métaphore qui relie et si les médias possèdent une identité, celle-ci est pour lui « pétrie d’altérité, par la présence inévitable de l’histoire médiatique au sein de chacune de ses mutations présentes ».

C’est à la photo sur les téléphones mobiles que s’intéresse Bertrand Horel pour chercher à savoir ce que ces « caméraphones » nous apprennent sur ce que devient la photographie lorsque les acteurs sociaux s’en emparent et s’échangent des clichés. Selon lui le chercheur « doit relier ces messages dans toutes leurs dimensions : signe, langage, communication et valeur temporelle » pour détecter les « prédilections sémiotiques de chaque utilisateur » et déterminer si la photo mobile propose une nouvelle pratique d’écriture par l’image qui redéfinirait la photographie à travers des pratiques communicationelles inédites.
Dans cet article, l’auteur qui part d’un corpus de photos montre comment celles ci entretiennent des parentés avec des formes médiatiques précédentes comme la carte postale avant de souligner les spécificités de ce type de communication par l’image. Celles-ci tiennent au rôle essentiel des textes d’accompagnement, aux jeux et détournements qui accompagnent leur réalisation.

Comme le suggèrent explicitement ou non les différentes contributions de ce dossier, la notion d’identité médiatique est à envisager dans le cadre plus large des interférences ou interactions entre médias, c’est-à-dire, pour plusieurs des auteurs, dans le champ de ce qu’on appelle aujourd’hui la théorie de l’intermédialité.
Le concept d’intermédialité, proposé dans les années 1980 par Jürgen Müller, a connu récemment une fortune inattendue. Dans la longue mise au point théorique qui clôt le dossier, Jürgen Müller invite à la fois à la critique et à la prudence. Tout en réaffirmant la thèse selon laquelle les médias ne doivent pas être considérés comme des phénomènes isolés mais comme des processus, il met en garde contre la tentation de faire de la théorie de l’intermédialité un système globalisant (une « théorie des théories des médias »), mais souligne en revanche, à travers l’esquisse d’une archéologie du concept, les ressources qu’offre cette nouvelle approche pour « repenser les histoires des médias ».


Gilles Delavaud, Université de Paris 8
Thierry Lancien, Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3

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