lundi 22 février 2010

L'installation cinéma. Entretien

L’installation cinéma : une expérience du regard
Entretien Alain Bergala, Thierry Lancien
In Leblanc G., (dir) Le spectateur introuvable
Médiamorphoses, n°18, octobre 2006



Thierry Lancien
Les expositions et les installations consacrées au cinéma invitent à se demander comment ces dispositifs proposent au spectateur de nouvelles modalités de réception ou encore de nouvelles « postures spectatorielles » pour reprendre la formule de Gérard Leblanc.
Alain Bergala, vous vous êtes beaucoup intéressé à un type de réception particulière, celle qui s’opère dans une relation didactique au cinéma et cela n’est pas indifférent par rapport à la question de l’exposition. Vous êtes aujourd’hui commissaire d’une exposition intitulée « Erice, Kiarostami, Correspondances » d’abord présentée à Barcelone (1) puis à Madrid et qui le sera bientôt à Beaubourg. Autour du cinéaste espagnol et du cinéaste iranien, vous invitez le public à partager une certaine expérience du regard qui est celle de ces deux cinéastes mais aussi la nôtre fâce à leurs travaux.
Avant d’évoquer et d’analyser cette expérience du côté de la réalisation et de la réception, il paraît utile de la relier à un mouvement technologique qui l’a précédée et qui permet sans doute de mieux comprendre le succès actuel de ce type de manifestations.
Je veux parler de ce premier mouvement qui a vu le film se transporter de la salle de cinéma et de ses conditions très particulières de réception à d’autres espaces comme l’espace domestique. C’était dans les années 80, grâce au magnétoscope et à la cassette VHS.
Si les conditions spatiales et temporelles de réception changeaient, le spectateur n’avait pourtant encore qu’un pouvoir limité d’intervention sur le film. Plus tard cela allait changer avec le Dvd.

Alain Bergala
Le dvd a beaucoup modifié le rapport du spectateur au film. La linéarité a été pulvérisée. La cassette vhs, c’était certes l’appropriation chez soi mais elle gardait la contrainte linéaire. Donc même si l’on changeait d’espace, on restait dans la logique de la réception en salle.
Le Dvd induit aussi un fort changement sur le plan culturel. Le rapport à la culture cinématographique n’est plus du tout le même que celui qui se construisait avec le film en salle. C’est un autre rapport au corps du film, un rapport plus segmentaire et l’idée de la cinéphilie qui était que le film devait se voir dans des conditions de linéarité et d’intégralité a vraiment changé.
Je m’intéresse aux effets du Dvd sur des communautés de spectateurs et au niveau des microcultures. A la Femis qui est une petite communauté, le dvd permet des circulations très rapides d’auteurs, de films hors actualité, ce qui crée de nouvelles communautés de spectateurs. Une promotion peut tout à coup redécouvrir Carax, voir ses films, en parler, s’en inspirer. L’idée que la salle était le lieu du collectif et que la domestication du visionnage détruirait l’aspect communautaire est trompeuse. Se créent d’autres communautés, d’autres modes de circulation et d’approches des films autour de l’extrait, du petit morceau que l’on goûte ensemble et le poids de voir le film dans l’ordre et en entier disparaît. Grâce au Dvd, voir un film est de plus en plus proche de la liberté que laisse le livre à son lecteur.

Thierry Lancien
Si l’on peut donc faire l’hypothèse qu’une nouvelle cinéphilie se mettrait en place grâce au Dvd et au numérique, peut-on penser aussi que le Dvd permet une nouvelle approche du cinéma, une réception plus centrée sur la dimension figurative du film, sur ses aspects plastiques, esthétiques ce qui nous permettrait d’ailleurs d’établir un lien avec l’exposition qui pratique elle aussi un déplacement vers le figuratif.
Un autre lien étant évidemment celui que l’on peut trouver avec les réalisateurs eux mêmes, puisque chez Godard par exemple un film comme « Sauve qui peut la vie » semble intégrer l’effet magnétoscope à travers des arrêts sur images et des mouvements décomposées qui eux aussi esthétisent ce que l’on regarde.

Alain Bergala
Ce qui a changé c’est le rapport au corps du film. Le rapport est plus fragmentaire mais il est en quelque sorte démultipié. L’attaque du corps du film est devenue beaucoup plus labile : on peut ralentir, accélérer, arrêter, arrêter l’image, s’approprier d’un geste un photogramme sur son ordinateur, aller directement à telle scène, au milieu du film. La lecture rapide du Dvd permet par exemple de voir un film de quatre vingt dix minutes en dix minutes. D’une seul coup. Le film n’est pas dissous et le Dvd rend possible l’accélération, en gardant des images normales. Et on tient le film entièrement sous le regard, avec ses proportions, comme on regarde une sculpture, on voit immédiatement la structure.
Quant à Godard, je me souviens que dans les années 60, il disait qu’il n’allait pas voir des films en entier mais trois bouts de films dans la même soirée. Les films finissant d’après lui en morceaux, il vallait mieux faire les morceaux tout de suite pour qu’ils tiennent plu tard. C’est ce qui caractérise ses films de ces années là. On peut entrer dans n’importe quel morceau qui a son intérêt propre et c’est ce qui distingue bien sûr Godard de cinéastes plus classiques comme Truffaut ou Chabrol.
Godard a été imédiatement dans le tabulaire. On peut même dire que pour lui le cinéma est doublement tabulaire. Tabulaire à l’intérieur même de l’image et du plan (il met Anna Karina et derrière elle une carte postale et le rapport proposé au spectateur est un rapport de connexion) et tabulaire au sein même du film puisque Godard refuse la linéarité.
Godard était donc esthétiquement en avance sur la technologie et il a été ensuite l’un des premiers à comprendre que le digital allait dans le sens de ce que lui même voulait faire. C’est pourquoi il s’en est emparé tout de suite.


Thierry Lancien
La question de l’extrait, du fragment est tout à fait intéressante. On accède de plus en plus aux connaissances à travers des extraits et le numérique amplifie ce mouvement. Il suffit de songer à Internet. Pourtant nous avons un jugement académique sévère sur l’extrait qui irait à l’encontre de l’œuvre considérée comme noble seulement dans son intégralité.
A travers le chapitrage, le Dvd peut encourager une pratique de l’extrait et d’ailleurs des modes de visionnement qui seraient en contradiction avec par exemple le cinéma classique hollywoodien. Cela reviendrait à extraire le film de sa temporalité propre pour l’inscrire dans d’autres temporalités contextuelles, personnelles, collectives.

Alain Bergala
La question du fragment m’intéresse énormément sur le plan pédagogique et j’ai écrit un texte à ce sujet (2). Dans ma collection de Dvd (3) j’ai voulu que le chapitrage qui correspond à un découpage par séquences soit autonome. C’est à dire qu’à la fin d’un chapitre, le visionnment s’arrête ; à l’inverse des Dvd du commerce où le film continue.
En ce qui concerne le rapport entre le chapitrage et le visionnement de films narratifs calassiques, je pense qu’on en tient compte dans les « blockbusters ». Les cinéastes savent que leur films seront regardés par extraits, les scénaristes en prennent conscience et programment même cela pour que les films soient consommables aussi bien dans leur leur linéarité que par extraits.

Thierry Lancien
On pourrait donc penser qu’il y aurait aujourd’hui et selon l’expression de Raymond Bellour (4) une sorte de « néo-spectateur » qui est tout autant celui marqué par les usages des dispositifs technologiques que celui que sollicitent des cinéastes comme Godard, Marker, Varda, Kiarostami qui déplacent, à travers leur œuvre même, les postures de réception.
A cet égard il est évidemment intéressant de constater que trois d’entre eux sont aujourd’hui au centre d’expositions ou d’installations (Godard à Beaubourg, Agnès Varda à la Fondation Cartier et Kiarostami à Madrid).
A la suite de Dominique Paini (5) on peut analyser l’exposition comme le passage du temps à l’espace, puisqu’elle rompt avec la logique de succession du montage cinématographique dominant pour nous introduire dans d’autres logiques dont la simultanéité qui va permettre plus facilement des comparaisons, des rapprochements.
L’exposition comme l’installation permettent sans doute aussi de mettre l’accent sur la figuration, la dimension plastique que nous évoquions à propos des technologies.

Alain Bergala
Dominique Paini est doublement un précurseur. Il a théorisé le devenir muséal du cinéma à une époque où rien n’existait. C’est en effet lui qui a élaboré l’idée qui s’est avérée juste que le cinéma allait au musée et qu’il y avait quelque chose d’irréversible dans ce devenir muséal du cinéma et des cinéastes. Il a d’autre part inventé une façon de montrer le cinéma que personne n’avait expérimenté avant lui et ce, à travers ses expositions sur Hitchcok et Cocteau.

En ce qui concerne le passage du temps à l’espace, le cas de l’exposition « Correpondances » est très intéressant. Quand vous allez voir une exposition classique comme celle sur Amodovar, vous êtes dans une certaine linéarité. Avec Kiarostami et Erice nous avons cassé cette linéarité grâce à une disposition circulaire qui permet d’entrer en tout lieu, à tout moment. L’exposition devient ainsi tabulaire et permet d’établir des correspondances à distance. Quand on est dans la moitié Kiarostami, on a des correspondances virtuelles grâce au souvenir de ce que l’on a vu dans la moitié Erice, et vice versa.

Du côté des cinéastes, les deux artistes n’étaient pas préparés de la même façon au dispositif de l’exposition.
Il y avait même un très grand écart entre Kiarostami et Erice. Kiarostami avait produit des choses déjà destinées à être exposées. Par exemple, Les « Sleepers », couple qui dort et dont l’image est projetée sur un écran au sol et autour duquel l’on peut tourner.
Erice lui n’avait jamais produit d’œuvre pour le musée et quand il a fait « La mort rouge » (moyen métrage où il raconte sa première expérience de spectateur) il a même résisté à l’installation et a exigé qu’on ne puisse pas rentrer pendant la projection. Il était donc resté dans une logique plus linéaire et pourtant, pour Beaubourg, il souhaite maintenant faire des pièces où il modifierait son propre rapport à la temporalité.

Thierry Lancien
L’expostion ou l’installation, je ne sais pas comment vous souhaitez qu’on la nomme mais cela ne me semble pas indifférent, propose des expériences spectatorielles très intéressantes. Je pense notamment au travail d’Erice autour des tableaux d’Antonio Lopez qui fait écho à son film « Le songe de la lumière ». A « Ten minutes older » aussi, qui nous montre dix minutes du sommeil d’un enfant et pour lequel Kiarostami a fait une installation et Erice un film.

Alain Bergala
Oui il s’agit vraiment de nouvelles expériences pour le spectateur. Pour les « Sleepers » évoqués précédemment, les personnes plutôt cinéphiles arrivaient devant l’installation et la regardaient comme un écran puis elles découvraient qu’on pouvait tourner autour, choisir son point de vue. On a donc ici un nouveau rapport à la durée car il n’y a pas de coupe mais en même temps on peut entrer et sortir quand on veut.
Pour l’installation de « Ten minutes older » de Kiarostami que vous évoquiez, il se passe quelque chose de formidable. Le petit garçon dort et optiquement le spectateur voit une image plate. Il compense donc cela en imaginant le relief mais à la fin l’enfant se réveille, pleurt et s’assoie. On réalise alors que l’illusion d’une troisième dimension était fausse puisqu’il se redresse mais est toujours plat. C’est une expérience qu’on ne pourrait pas faire au cinéma

Erice avec les tableaux d’Antonio Lopez a fait un très beau travail sur le spectateur. Habituellement en effet un tableau s’offre et le spectateur n’a aucun guide que lui même. Ici au contraire dans ces pièces où l’on peut voir les tableaux juste le temps d’un éclairage, Erice met en scène le temps du regard du spectateur. S’ajoute à cela le travail sonore qui crée un hors champ à la vision. Seul un cinéaste pouvait faire cela : mettre en scène temporellement le regard du visiteur sur le tableau.

Pour moi tout l’intérêt de cette exposition qu’il vaudrait mieux d’ailleurs appeler installation vient du fait que le dispositif est en phase avec les péoccupations des artistes. La série, la mise en rapport, la répétition sont déjà présentes dans leurs oeuvres et sont ici dynamisées. Mettre en installation des cinéastes qui n’auraient pas cela en germes dans leur œuvre, serait artificiel.

De même Godard dans l’exposition de Beaubourg propose des points de vue, des déplacements qui sont ceux que l’on trouve autre part dans son œuvre.
A travers des images à plat, verticales, grandes et petites, il repense la place du spectateur par rapport à la taille et à la place de l’écran. Je pense aussi au gag des écrans plats : il se dit que puisq’on les appelle des écrans plats, il va les mettre à plat.
La taille des images montrées tient aussi au fait que Godard cherche à nous dire qu’aujourd’hui les images laides, agressives, bêtes, sont de plus en plus grandes, occupent de plus en plus d’espace social, et que les belles images sont obligées de se réfugier sur de tout petits écrans comme si elles étaient clandestines, comme si elles avaient été contraintes à se faire petites pour résister. C’est une belle idée.

Thierry Lancien
Si les installations cinéma proposent donc de nouvelles modalités de réception, ce serait dans un réseau où se tissent des liens entre les œuvres qui innovent, les technologies qui proposent de nouveaux modes de visionnage et les installations elles mêmes.

Alain Bergala
En effet, si des installations comme celles-ci arrivent maintenant, ce n’est pas parce qu’il y aurait eu une logique interne aux expositions mais parce qu’il s’agit d’une logique propre au cinéma.
Ce sont les œuvres elles mêmes mais aussi le dvd, le numérique, la conjugaison de tout cela qui fait que le cinéma est en phase avec l’installation. Ce qui est mis en espace à travers les expositions et les installations, ce sont finalement ces pratiques qui consistent à regarder chez soi des séquence de films, à les mettre en rapport, à en revoir certaines, à les comparer. Toutes ces activités de réception rendues possibles par le numérique se matérialisent dans l’installation et c’est le spectateur de Dvd que l’on retrouve dans l’espace de l’exposition.
Cela prouve aussi que le cinéma bouge et que c’est même ce qui le sauve. S’il s’était enquisté sur un seul dispositif figé, même celui de la projection qui nous l’a fait tant aimer, il serait déjà mort.


(1) Erice, Kiarostami, Correspondances. Centre Cuturel Catalan de Barcelone . 9 février, 21 mai 2006.
(2) Bergala A ., L’hypothèse cinéma. Cahiers du cinéma. 2002
(3) Collection Eden cinéma. Les petits cahiers. Scéren.
(4) Bellour R., Le cinéma de la recherche et vice versa, Médiamorphoses n°16, 2006
(5) Paini D., Le temps exposé. Le cinéma de la salle au musée. Cahiers du cinéma, 2006

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