lundi 22 février 2010

Les ages successifs de l'image ne s'effacent pas

Les âges successifs de l’image ne s’effacent pas
Entretien avec Louise Merzeau, photographe et université de Paris X
Thierry Lancien
Médiamorphoses n°16, avril 2006
INA, COLIN




Puisque dans ce dossier sont interrogées l’identité des médias, leur généalogies et leurs hybridations, je voudrais tout d’abord vous demander si, en tant qu’artiste mais aussi théoricienne de la photo, vous pensez que la photographie, en tout cas dans le champ qui est le vôtre, est profondément affectée par le passage de l’argentique, de l’analogique au numérique.

L’irruption du numérique dans le champ photographique représente indéniablement une mutation très importante, qui affecte à la fois la manière dont les images sont produites (leur techno-genèse) et la manière dont elles sont socialisées.
Néanmoins, la radicalité de ce tournant se dissimule encore largement sous les apparences d’une continuité ou d’une simple substitution, comme si pratiques et croyances allaient simplement se transposer d’une technologie à une autre, sans se modifier. C’est un invariant de l’histoire des médias : les aspects les plus innovants d’une innovation – ce en quoi elle est susceptible de déstabiliser les anciens systèmes techniques et sociaux pour en organiser de nouveaux – doivent être gommés par ses promoteurs au profit de la seule valeur du même-en-mieux. Les industries photographiques négocieront d’autant plus efficacement le virage du numérique qu’elles feront croire à l’amateur comme au professionnel qu’il pourront continuer de faire exactement ce qu’ils faisaient en argentique – mais qu’il le feront plus vite, plus facilement, à moindre coût, etc.
Le passage au tout-numérique a toutefois ceci de particulier qu’il ne doit pas seulement s’hybrider avec de l’ancien pour mieux se faire adopter : il est l’hybridation même, puisque sa logique est de convertir en un même système de codage toutes les traces produites par l’humanité. Pendant encore longtemps, les images digitales seront pour la plupart des images numérisées, clones d’objets analogiques, ne revendiquant ni esthétique ni symbolique particulières. Quant aux photographies issues d’appareils numériques, elles relèvent à la fois de la capture et du traitement, et combinent à ce titre des régimes de vérité qu’on croyait jusqu’à maintenant inconciliables. À part les images de synthèse – dont l’usage demeure encore limité à quelques domaines très spécialisés – les images numériques ne sont guère reconnaissables en tant que telles. Je suis convaincue que c’est ce défaut d’identité, lié au principe d’hybridation, qu’il faut avant tout penser pour mesurer les effets d’une telle révolution.


Concernant la photo numérique, pouvez-vous commenter ce que vous avez déclaré à l’occasion d’un entretien (www.merzeau.net. Rubrique Textes. Titre de l’entretien : Matière et traces)), à savoir que ce n’est pas parce qu’elles sont produites avec des technologies inédites que les nouvelles images n’ont pas de passé ? Et revenir sur cette contamination des traces que vous abordez aussi et qui est importante dans votre travail.

Il me paraît tout aussi naïf ou malhonnête d’exiler le numérique de l’histoire longue des images que de sous-estimer la mutation qu’il représente. C’est en fait la même conception de la technique qui préside à ces deux positions. Prétendre que les dispositifs se succèdent sans rien changer à nos dispositions, ou que chaque nouvelle technologie fait table rase de tout ce que les technologies antérieures ont pu produire, c’est toujours réduire la part prothétique de notre culture à une instrumentalité secondaire et superflue. Je pense au contraire que la technique n’est jamais uniquement un moyen, parce qu’elle contribue à (re)définir les fins. Le temps technique n’est pas seulement irréversible, il est aussi incompressible : chaque innovation affecte nos perceptions, nos croyances et nos comportements, non en remplaçant purement et simplement les pratiques anciennes, mais en interférant avec elles. Les âges successifs de l’image ne s’effacent pas au fur et à mesure de l’évolution technique, mais se sédimentent comme des couches géologiques, avec des effets de revenance, de résistance et de contamination.
Il n’est pas difficile de comprendre que les industries culturelles ont tout intérêt à faire du numérique le vecteur d’un monde entièrement neuf, qui pourrait advenir hors de toute histoire et de toute culture. L’idée qu’un usage intelligent des nouvelles technologies passe au contraire par leur mise en perspective est évidemment moins porteuse, puisqu’elle va à l’encontre de cette idéologie du tout-immédiatement-accessible-à-tout-le-monde. C’est pourtant celle qu’il faut défendre, si l’on veut que le numérique ne soit pas qu’un phénomène de consommation, mais aussi de culture.
De fait, aucun appareil ou logiciel ne sauraient remplacer l’exercice d’un regard, ni dispenser des savoirs et savoir faire qui l’enracinent dans une mémoire. Qu’il travaille avec des produits chimiques ou Photoshop, un photographe est d’abord quelqu’un qui est capable de penser sa pratique à partir d’une histoire des images, parce que cette pratique consiste pour une grande part à repasser dans les traces de cheminements antérieurs et à user de techniques qui ont une généalogie.
À l’inverse, il n’est pas moins absurde de prétendre que la culture s’arrêterait au seuil des nouvelles technologies sous prétexte que l’intelligence y serait déléguée à la machine. De ce point de vue, rien ne distingue le logiciel de retouche, de montage ou d’animation du perspectographe de Dürer ou de la chambre noire de Nadar. Certes, les prothèses sont désormais d’ordre computationnel plus que perceptif. Mais dans tous les cas, si les dispositifs conditionnent la vue et l’œuvre, ils ne les déterminent pas.

S’il faut cesser de penser les nouvelles technologies comme vecteur d’amnésie, c’est surtout parce que les images ont leur propre mémoire, et parce que cette mémoire agit sur les conditions de l’être-ensemble et le rapport à l’altérité. Dans l’imaginaire, il n’y a pas de solution de continuité entre une pietà, une séquence du journal télévisé et une installation virtuelle. Nous regardons l’actualité à travers le filtre archaïque de nos croyances et de nos appartenances, et nous revisitons notre héritage visuel à l’aune des nouvelles images. Aujourd’hui, non seulement tout est reproductible, mais tout est reproduction. Car plus les images circulent, se copient, se traitent et se recyclent, plus les traces se superposent, s’enchevêtrent et se contaminent : derrière chaque image, il y a toujours une autre image. Or cette image revenante n’est pas la même d’une communauté à une autre. La diffusion massive ou planétaire des mêmes patterns ne produit donc pas de village global ou de consensus universel. Elle consolide plutôt d’anciennes clôtures, quand elle n’alimente pas des guerres…
Il n’y a en tout cas aucune raison pour que les images digitales échappent à ces circuits d’associations mnésiques, qui croisent précisément tous les régimes de vision. À travers le morphing ou la superposition, leur plasticité en fait même des opérateurs mémoriels particulièrement efficaces.
Reste à explorer cet impensé de la mémoire, largement ignorée par la culture écrite. Cette tâche, me semble-t-il, revient en priorité aux artistes, qui peuvent donner à voir cette épaisseur temporelle, sans la réduire en une sémiologie. C’est ce que je tente moi-même dans plusieurs séries de montages numériques, où la technique des calques est utilisée pour creuser la surface photographique. En jouant des effets de transparence et de fusion entre des matières et des temps différents (de la plaque de daguerréotype à l’écran de télévision, et de la carte postale aux cartographies d’Internet), j’essaie de montrer comment nos visions sont informées par une sorte de réverbération des médias.

Pensez-vous qu’en n’étant plus une empreinte, une trace imprimée sur une surface photosensible, mais le fruit de calculs, la photo numérique perde du même coup tout caractère d’indicialité et quelles seraient alors les conséquences de cette évolution ? La photo perdrait-elle par exemple ce caractère de preuve qu’on lui attache ?

Le numérique introduit en effet la coupure du calcul dans la relation de contiguïté qui unissait l’empreinte au référent. Pour autant, je ne crois pas que « la parenthèse indicielle » se referme aussi simplement. Dans la quasi totalité de ses usages, la photographie digitale est encore une photographie, c’est-à-dire une trace qui résulte d’une capture. On ne bascule pas radicalement de l’indice au code : on introduit du code dans l’indice. C’est cette combinaison de l’intraitable et du traitement qu’il faut penser pour comprendre comment le régime de vérité attaché à la photographie risque d’évoluer. D’un côté, le caractère fondamentalement (et non plus accessoirement) manipulable de toute image provoque une crise de la croyance, qui rejaillit sur l’ensemble des médiations. D’un autre côté, les images deviennent des simulacres toujours plus séduisants et convaincants, précisément parce que les algorithmes dont elles sont issues s’appliquent indifféremment à des objets réels ou imaginaires. Ainsi, la méfiance croissante envers l’imagerie journalistique n’empêche pas le goût pour les effets spéciaux de se développer. Et la vulgarisation des logiciels de retouche (livrés avec les appareils photo) n’arrête pas la compulsion photographique de l’enregistrement (comme l’ont parfaitement compris les fabricants de téléphones mobiles).
En matière d’efficacité symbolique et d’usages, faire de la prospective est toujours très risqué. On peut néanmoins raisonnablement penser que le statut de la preuve va changer. L’image fonctionnera de moins en moins comme attestation irréfutable d’un ça-a-été, et de plus en plus comme simulation. Cela ne signifie pas qu’elle cessera de modéliser notre croyance, mais qu’elle produira probablement un nouveau modèle de vérité. Car la simulation ne s’oppose pas au vrai : elle le découple de l’actuel, en projetant dans l’ordre du visible la manière dont des données enregistrées sont affectées par tel ou tel calcul. Entre la trace et la synthèse, entre l’observation et la fiction, c’est un mode inédit de présence et de représentation.


On parle souvent à propos de l’image numérique de dématérialisation. Ne serait-il pas plus juste de parler de nouvelle matérialité puisque son support permet différents types de traitements mais aussi d’apparitions ? Comment envisagez-vous cela dans votre pratique artistique?
La question de l’apparition, des modes d’apparition, n’est-elle pas d’ailleurs essentielle puisque l’image numérique peut apparaître sur différents écrans (ceux de l’appareil, de l’ordinateur, des fenêtres sur Internet) pour disparaître d’ailleurs aussi facilement ? L’image numérique serait donc liée à l’éphémère, puisque résumable à ses seules apparitions…

Les discours sur l’immatérialité du numérique recouvrent des arrière-pensées très différentes. Pour les uns, c’est un argument de vente destiné à dissimuler la lourdeur, le coût et la complexité des équipements qu’on nous demande d’acheter et de renouveler de plus en plus fréquemment. Pour les autres, c’est un argument pour disqualifier les compétences mises en œuvre dans la production comme dans la réception des objets numériques, dès lors qu’elles menacent les pouvoirs établis sur d’autres savoir faire.
En fait, le numérique ne place évidemment pas les images hors de toute matérialité, mais il introduit dans le monde des signes iconiques ce que les technologies littérales étaient jusqu’à maintenant les seules à autoriser : la possibilité de détacher le message de son support, pour le transporter à travers l’espace et le temps d’un contexte communicationnel à un autre. La photographie, ou plus exactement la photogravure, avait déjà rendu possible un certain nomadisme des images. Avec le numérique, c’est dès leur conception qu’elles sont destinées à passer d’un support à un autre, sans qu’aucun ne puisse être véritablement considéré comme « propriétaire » ou matriciel.
Pour l’artiste, cela ne signifie pas que le support est indifférent, mais qu’il doit penser l’image selon ses diverses modalités d’apparitions. Les questions de format, de matière, d’éclairage ou de résolution passent même d’une certaine façon au premier plan, puisqu’il faut constamment régler ces paramètres en fonction du lieu, du dispositif et du temps de visualisation. Selon qu’elle est destinée à un accrochage sur cimaise, une impression sur papier, une projection en salle ou un affichage sur écran, la même image devra être retravaillée, moins pour préserver une quelconque stabilité que pour explorer le spectre de ses configurations possibles.
On retrouve ici quelque chose du principe de simulation qui pourrait servir de paradigme à l’image digitale : entre variantes et invariant, avatar et origine, la hiérarchie des valeurs s’inverse ou s’annule. C’est désormais dans ses mutations autant que dans sa permanence que l’image impose sa présence.
S’il fallait dénoncer un quelconque danger derrière cette nouvelle matérialité, ce serait moins celui de la labilité que de l’uniformisation. En même temps que ses enjeux sémiotiques ou esthétiques, il faut en effet évaluer comment la révolution numérique participe de l’industrialisation de la culture. Dans cette perspective, force est de constater que la numérisation des fonds d’images va de pair avec leur concentration aux mains des seuls industriels capables d’investir massivement dans l’innovation technique comme dans l’achat des droits exclusifs d’exploitation. Cela signifie que le patrimoine iconographique est en passe d’être reformaté, afin que toutes les images soient compatibles – entre elles et avec les standards techniques et informationnels des principaux dispositifs de diffusion. Fresque, huile sur toile ou négatif sur verre seront dès lors proprement soustraits à la vue, puisque confinés dans un même espace, celui de l’écran.
Plutôt que d’insister sur les effets d’une hypothétique dématérialisation, je crois plus urgent de montrer au contraire en quoi la matière digitale introduit ses formats, ses logiques et ses limites partout où elle s’insinue.


N’y a-t-il pas un paradoxe, qui concerne d’ailleurs tous les supports numériques, dans le fait que d’un côté, des mémoires physiques permettent de stocker des quantités considérables de documents et que, de l’autre, ces mémoires ne sont finalement que virtuelles, mobilisables dans l’instantanéité mais vite difficiles d’accès sauf à mettre en place des indexations sophistiquées ?

Le paradoxe n’est sans doute qu’apparent, et disparaît quand on comprend que la mémoire n’est pas – et n’a jamais été – réductible à du stock. Qu’il s’agisse de traces écrites ou électroniques, celles-ci doivent toujours être mobilisées en fonction d’un contexte et d’une finalité pour participer à un processus mémoriel.
Ce qui est nouveau, c’est que cette mobilisation des traces ne s’opère plus seulement dans des lieux de mémoire institués (monument, musée, bibliothèque, école…), mais depuis chaque nœud d’un réseau qu’aucune institution ne surplombe. La mémoire numérique est virtuelle parce qu’elle est réticulaire : elle ne repose dans aucune réserve, aussi gigantesque soit-elle, mais est produite par le jeu non programmable des connexions, intégrations, recyclages. C’est notamment ce qui oblige à repenser les politiques publiques de la mémoire pour l’information électronique (musées virtuels, bibliothèques numériques, archivage du web).
Pour autant, on aurait tort de considérer que les nouvelles technologies affranchiraient la mémoire de toute détermination technique ou politique, pour la livrer au seul hasard d’une navigation. En amont des opérations qui les activent, le mode de sélection et d’enregistrement des données est également déterminant. Or ce qui caractérise cette révolution numérique, c’est une automatisation des traces, où l’inscription vaut indexation. De la vidéosurveillance à l’ordinateur et de la carte à puce au téléphone mobile, chaque transaction, instruction ou communication dépose des cascades d’informations que plus personne ne contrôle totalement. Cette traçabilité « sauvage » porte d’autant plus à conséquence que, lorsqu’ils sont produits par des technologies digitales, les contenus sont automatiquement documentés dès leur capture ou leur codage. Structuration, séquençage, indexation, classement… : le traitement documentaire n’intervient plus seulement dans l’après-coup d’une visée archivale émanant d’une collectivité, mais dépend de plus en plus des seuls standards industriels de l’encodage, qui visent à renforcer des monopoles tout en optimisant la compatibilité opérationnelle des données.
La question n’est donc pas dans la difficulté d’accès (la mémoire n’a jamais été autant pensée en termes d’accessibilité), mais dans la difficulté de choisir politiquement nos critères d’archivage. Pour le dire autrement, le modèle numérique de la mémoire ne reconnaît aucun rôle structurant à l’oubli, qui n’est pensé qu’en terme d’obsolescence, de bug ou de saturation des stocks. Or une société se définit autant par ce qu’elle décide d’effacer (désherbage, amnisties, refonte des programmes scolaires…) que par ce qu’elle s’applique à conserver. Reste donc à réinventer des techniques, des organes et des lieux de l’oubli, si nous voulons nous réapproprier notre mémoire. Ce pourrait être l’un des enjeux de l’art numérique, dont la vocation n’est pas d’alimenter l’augmentation exponentielle des stocks, mais de la questionner.

Par rapport à la photo argentique, la photo numérique, qu’on peut effacer pour en reprendre une autre, ne retire-t-elle pas à l’acte photographique son caractère singulier, unique, lié à un instant particulier ? D’autre part, le fait de tout pouvoir photographier en effaçant ce qui n’est pas bon, en reprenant et en ayant beaucoup de place en mémoire, ne crée-t-il pas les conditions d’une espèce de mythe du tout photographiable et donc du tout visible ?

Tant qu’ils ne basculent pas dans le flux de la vidéo, l’image et l’acte photographiques conservent une irréductible singularité, quelles que soient la vitesse ou la fréquence du déclenchement. Même infinitésimal, l’espacement qui travaille l’image fixe découpe dans le continuum temporel des brèches que rien ne saurait combler.
Il est en revanche indéniable qu’avec un appareil numérique, la prise de vue n’est (presque) plus vécue comme prise de risque. N’étant plus directement associée à une dépense, l’image perd non seulement de sa rareté mais aussi de son irréversibilité. Ayant l’impression que chaque cliché peut être refait, le photographe n’est plus tiraillé par ce sentiment de la perte, jusque là constitutif de l’acte photographique.
En argentique, l’opérateur est un aveugle : d’un bout à l’autre du processus, il a à faire à une image absente – latente, négative ou perdue –, parce que la lumière qui rend possible cette image est aussi ce qui la détruit. En numérique, la photographie est à la fois le résultat d’une prise et la promesse de son traitement, car elle est à la fois indice et information. C’est cette visibilité de l’image en train de se faire qui modifie profondément l’expérience photographique.
Le risque, dès lors, n’est pas tant de croire que tout serait photographiable, mais de croire qu’image et visibilité seraient une seule et même chose. Car, pour qu’il y ait image, il ne suffit pas de produire ou d’enregistrer des formes. Il faut la tension d’un désir, d’un regard ou d’une question. Il faut une faille dans la surface des apparences…

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